Il n’y a pas de vraie mémoire de soi, textes d’atelier

Les textes qui suivent répondaient à la suggestion d’écriture intitulée « Il n’y a pas de vraie mémoire de soi », proposée en atelier bimensuel il y a quelques semaines. L’intégralité de la proposition se trouve sur ce blog dans la rubrique “Propositions”.

“Aussi loin qu’il se souvienne, il avait toujours porté des pantalons bleu marine, même en hiver et même le dimanche.

Le dimanche, jour qui réunissait toute la famille, mais où la mère continuait de servir le repas dans la cuisine. Chez Patrice Filochet enfant, on mangeait toujours dans la cuisine. On recevait rarement du monde, pour ainsi dire jamais. Et la porte de la salle à manger restait éternellement fermée sur les meubles cirés, le parquet lustré avec soin. L’horloge du couloir également, restait éternellement muette. Toute à sa besogne, entretenir la maison, faire la lessive et à manger pour ses quatre enfants, la mère négligeait de remonter la pendule. Et le père considérait que ce n’était pas de son ressort. Patrice Filochet avait beau fouiller au plus profond de sa mémoire, il n’arrivait pas à se souvenir du bruit du carillon. Il se souvenait très bien en revanche des heures que son père passait assis dans un fauteuil qu’il tirait tout près du poêle en hiver, des heures que son père passait à ne rien faire, à part rallumer le fourreau de sa pipe en bois, une vieille pipe que lui avait offert un de ses camarades de l’armée et qu’il laissait toujours s’éteindre comme si le fait même d’aspirer une nouvelle bouffée risquait de troubler sa savante méditation, ses pensées secrètes qu’il ne partageait avec personne, encore moins avec sa femme ou ses enfants.

Patrice Filochet était le fils aîné de la famille. C’était lui que sa mère appelait lorsqu’elle manquait de charbon pour le poêle, lui qui descendait à la cave remplir le broc de métal des précieuses boules noires. C’était lui encore qu’elle sommait d’emmener ses trois frères jusqu’au terrain de foot le dimanche après midi quand de guerre lasse, elle voulait qu’ils quittent la maison pour qu’elle puisse goûter un instant de repos.

Et puis, il y avait eu ce dimanche où le fauteuil était resté vide. Patrice devait avoir onze ou douze ans, il ne savait plus très bien. Il se rappelait seulement du fauteuil vide et du menu que la mère avait servi ce jour-là. Quant il y pense encore aujourd’hui, le goût des pâtes à la sauce tomate, la sauce-tomate surtout, lui revient à la bouche. Les quatre garçons et la mère étaient passés à table sans le père. Les quatre garçons avaient englouti en silence le plat de spaghetti arrosé de sauce tomate sans qu’aucun ne se risque à poser la moindre question. La mère, elle, n’avait rien pu avaler. C’était Thomas le plus jeune qui au moment du dessert, du fromage blanc battu à la confiture de groseilles confectionné avec les fruits du jardin, avait fini par poser la question.

La mère avait d’abord répondu que le père ne tarderait pas à les rejoindre. Puis elle s’était levée, avait décroché le torchon à carreau au-dessus de l’évier. Le torchon était sale. Elle l’avait soigneusement plié et rangé dans le tiroir du buffet où elle tenait les torchons propres.

Elle avait alors éclaté en sanglots et quitté précipitamment la pièce, et avait gagné sans doute sa chambre à l’étage.

À Patrice Filochet tout comme à ses frères, on avait fini par raconter que leur père était mort, mort dans un bête accident de voiture et qu’ils ne le reverraient jamais. Ce n’est que bien des années plus tard que Patrice avait appris la vérité. Alors qu’il continuait de grandir dans le silence des bords de Marne, que sa mère continuait d’astiquer consciencieusement les carreaux jaunes de la cuisine, de refermer doucement la porte sur la salle à manger qui ne recevait jamais personne, son père vivait toujours. À quelques dizaines de kilomètres seulement de ce petit bourg de province, dans la ville voisine grise et anonyme qui lui servait de refuge. Le père de Patrice Filochet avait quitté sa femme pour aller vivre avec un homme.

Patrice l’ignorerait pendant des années. »

Marie Vincent

“Dans la grande maison, où il vivait seul maintenant, il avait créé une salle de jeux, une belle pièce consacrée à sa passion : les trains électriques miniature. Il avait installé un circuit parfait de 3m sur 3 avec gares, rails, panneaux, paysages, tunnels et ponts et passait des soirées entières à manier locomotive et wagons.

Sa passion : il repensait au premier train que son père lui avait offert quand il était petit. Il était en bois, des cubes rouges et des roues jaunes, et il les faisait rouler à la main…

Puis, plus tard, c’étaient des trains mécaniques, plus perfectionnés. Il créait lui-même les décors, les rails, les itinéraires, dans sa chambre d’ado, toute petite, toute simple. Sur les murs, il avait collé des affiches de trains du monde entier. Quand il se promenait dans sa ville, il était attiré par les trams qui la traversaient, les wagons rouges, le tintement gling-gling qui annonçait leur arrivée. Ils le faisaient penser aux trains. Tous les jours, il montait dans le tram 18 pour aller à l’école. En hiver, il était frigorifié par le vent glacial et quand la neige était tombée, il fallait attendre que la pelle soit passée pour poursuivre le voyage. Parfois, il continuait l’itinéraire jusqu’au terminus, à la remise, là, où tous les trams rentraient le soir, et étaient rangés en longues files côte à côte. Une petite gare, en somme, où il se sentait bien et qui l’inspirait quand il revenait chez lui.

Son père rentrait tard, et ils n’avaient pas beaucoup d’occasions pour parler ensemble – de ses études, de ses envies, de sa passion. Il ne parlait pas non plus de son travail. Il partait tôt le matin, rentrait tard le soir, fatigué, usé, et s’enfermait dans sa chambre. Walter se sentait bien seul, souvent. Il avait des copains pour jouer au ballon dans le parc près de son immeuble. L’été, il était envoyé dans un camps de vacances pour ados, au bord d’un grand lac où il allait faire du sport avec ses camarades ; il appréciait ces moments, ces sorties dans la forêt, ces soirées de jeux, c’était de bons souvenirs. Mais quand il rentrait, il retrouvait avec plaisir sa chambre, ses trains, ses décors créés de toutes pièces avec des moyens modestes, et il partait en voyage… là, où il avait envie d’aller… en écrivant une autre histoire, en inventant un autre pays.”

Monika Espinasse

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