Cette proposition d’écriture m’a été inspirée par la lecture de Jean-Claude Hémery et en particulier de son « Curriculum vitae » [lecture que je recommande chaudement]. Elle se scinde en deux étapes, car il s’agissait d’abord de lister ses habitudes quotidiennes, sans commentaires. Chacun dans le groupe était ensuite appelé à choisir l’habitude qu’il souhaitait chez un participant (plutôt qu’une des siennes, ce qui, me semble-t-il, permet d’entrer plus facilement dans la fiction). La deuxième étape consistait à partir de l’habitude choisie et d’imaginer une situation extraordinaire, venue contrebalancer l’ordinaire de l’habitude pour la bousculer, bousculer le personnage, entraîner une remise en question. Tout pouvait se passer dans la tête du personnage, sans que l’on sache exactement les tenants et aboutissants de la situation : le personnage est remué, il l’exprime, c’est cela qui nous intéresse, la pensée du personnage.
Jean-Claude Hémery, « Curriculum vitae », in Œuvres, Quarto Gallimard.
J’avais ajouté une contrainte de style : le texte devait contenir « C’est ainsi que chaque matin », « Ce fut en (septembre) m’a-t-on dit… », et enfin « C’est par la suite… ».
Le texte suivant est de Roger East:
En ces temps-là, je me souviens, j’etais toujours, toujours, toujours en retard. Le pire, c’était le matin. Oh, ces matins. Pas un seul instant à moi seule pour réfléchir, pour regarder le ciel, pour savourer le café du petit-déjeuner, pour noter en trois mots l’essentiel de mes rêves troublants.
Ce n’était qu’une fois sortie de cette maison infernale que je me sentais capable de devenir, par ces trois petites étapes habituelles, la femme que je devais être en arrivant à la préfecture.
Première étape : fermer la porte et toucher des doigts de la main droite les clefs de ma voiture, vérifier leur présence dans la poche de mon manteau et me rassurer ainsi que je pouvais rouler, que rien ne m’empêcherait de rouler.
Deuxième étape : en roulant, mettre la radio en marche juste avant les infos de 7 h 30 et écouter parler de tous les malheurs du grand monde extérieur, qui ne me concernent que si peu. Oh, quel confort.
Dernière étape : la voiture garée à sa place habituelle, quand je me trouve devant la vitrine du vieux chapelier et que je sais que je peux rester là, immobile, les trois minutes qu’il me faut pour me reconnaître de nouveau.
C’est ainsi que chaque matin, je fais semblant de m’interroger sur le choix d’un chapeau, de débattre entre ce chapeau-ci et ce chapeau-là, entre tous ces chapeaux d’un style que pourtant je ne mettrais jamais, jamais, jamais. Et en fait, je ne les regarde point. Je ME regarde. Et voilà la preuve – et comme elle m’est essentielle, cette preuve – que celle qui se trouve devant cette vitrine de vieux petit chapelier est vraiment moi.
Ce fut en octobre, m’a t’on dit, que la capitale a connu les trois premiers attentats. Si loin de ma petite préfecture de province, tout cela, bien entendu. Nous étions néanmoins censés mettre en place des mesures de vigilance un peu plus strictes. Mon départ de chez moi chaque matin est donc devenu un peu plus compliqué encore, il fallait jeter un petit coup d’œil sous la voiture avant de démarrer, prendre deux ou trois autres précautions tout aussi inutiles. Mais on s’y habitue vite, et en fin de compte on sait qu’on pourrait être visé, même ici, en tant que fonctionnaire d’Etat. On fait ce qu’il faut sans trop y réfléchir. On marche un peu plus vite dans la rue. On se méfie un peu plus des inconnus.
Quand même, je n’aurais jamais pensé que le vieux petit chapelier était impliqué. Ce n’est qu’en traversant la rue, la voiture déjà garée à sa place habituelle que je constatai son absence. Il n’y était plus. Sa vitrine n’y était plus.Le batiment n’y était plus. Devant moi, un trou immense. Des pierres. Du fer tordu. Des morceaux de verre.
Mon étonnement, personne ne doit l’apercevoir. Personne ne doit me voir hésiter. Personne ne doit savoir que ma tête explose. Sans rien dire, je continue mon chemin. Je ne dis pas mon chemin habituel, les habitudes je vois bien c’est du passé, c’est du cassé, ce n’est pas à rétablir – mais à trois cent mètres je me pose, comme d’habitude, devant une vitrine. Sauf que c’est une vitrine de chemisiers. Et je me regarde. Mais je ne vois rien.