ça tient à rien la liberté, à un coup d’œil lancé à droite ou à gauche, mais surtout surtout, à ce que par hasard, ou non, pas par hasard, mais par expérience, un type, pas n’importe lequel, un flic, un professionnel du regard de l’autre, capte ton désarroi, ta peur, ton malaise, et te coince, ça tient juste à ça, et dans la foule de la gare TGV de Vendôme, ce 2 septembre, y avait justement un flic capable de saisir le regard de L., 25 ans, oh ! presque rien, cet œil de biais autour de lui, venu acheter un billet de train, lui qui trépigne dans la file, hochant la tête comme s’il écoutait une musique mais non, pas d’écouteurs sur les oreilles, non, il se dandine, on le sent agacé par la lenteur du préposé au guichet de la gare qu’il fixe intensément par moments, à moins que ce soit par la petite vieille devant lui qui fouine dans son sac, il doit se demander si elle va finir par trouver ce qu’elle cherche – son porte-monnaie peut-être –, n’importe qui le dirait impatient, peut-être inquiet de louper son train, personne n’imagine que ce gars-là passe ses jours en prison depuis des mois, qu’il purge plusieurs peines et qu’il est libérable en fin d’année, que son casier comporte une dizaine de mentions dont une pour sa participation à l’incendie de l’ancien presbytère et de l’église d’Epiais, parce que rien ne permet de le dire, L. est vêtu d’un jean noir et d’un blouson clair, il porte des baskets nickel, propres, blanches avec des bandes orange, ses cheveux taillés courts, très courts, et là, il profite d’une permission, mais peut-être ce flic qui le repère déjà, de loin, a deviné quelque chose, comme grâce à un sixième sens qui fait dire dans cet instant-même à ses collègues qu’il se passe toujours quelque chose quand ils patrouillent avec lui, et justement il voit L. qui jette cet œil de biais autour de lui, comme – et c’est le flic qui le pense – à la recherche de l’échappée possible parmi cette masse de gens qui traîne sa valise à roulettes, qui se presse plus ou moins, qui se plante d’un seul coup devant le tableau du train pour repérer sa place, qui pointe du doigt, puis jette un œil en l’air pour vérifier la lettre où s’arrêter, juste dessous comme si la porte du train allait s’ouvrir là, devant la marque, là où la maman excédée par sa môme lui file une claque en lui interdisant de bouger d’un pouce – tu m’entends tu bouges plus d’un pouce ou tu t’en reçois une autre – cette masse de gens qu’il bouscule alors qu’il vient juste de décliner son identité devant les flics, il leur dira que de les avoir aperçus, il a eu la trouille, les sept flics, ils se déplacent en patrouille dans le cadre de Vigipirate, et là ils sont trois devant lui, et ils lui demandent son nom, et il répond instinctivement du nom d’un autre, mais ça les flics ne le savent pas encore, il donne le nom du cousin de sa copine, parce qu’il vient de le quitter, un mec bien qui a rien à se reprocher, pourquoi il donne son nom, tout de suite, il pourrait pas le dire, plus tard il avouera avoir « réagi dans l’instant » sans imaginer les conséquences parce qu’il avait deux ans de prison à faire, et quand entre les deux costauds et la femme flic, il aperçoit les chiottes, une idée lui traverse la tête, l’enseigne rouge fluo, ça va vite, il se tortille, il demande s’il peut aller aux toilettes, et à peine la réponse entendue, il se propulse à travers la cafétéria, il regarde loin, pourtant il l’aperçoit la jeune femme blonde qui ouvre grand la bouche avant de croquer son sandwich, une bouche à manger des pains de quinze cents, il n’a pas le temps de la réflexion grossière dont il a l’habitude quand il voit ce genre de bouche, une réflexion de mec entre mecs, mais il y repensera plus tard, il enjambe une chaise, pousse un homme en long manteau de laine vert foncé, qui se rend à sa table un plateau à la main, entend les premiers cris de stupeur des gens qu’il bouscule, on dirait qu’il danse, esquisse des pas de côté, jette les bras en avant, à droite, saute, il est jeune, il est mince et grand, c’est un gros handicap d’être aussi grand quand on veut se faire la malle et qu’on est poursuivi par une bande de flics, parce que les autres lui ont emboîté le pas, c’est la course à travers la cafétéria, mais personne ne tente d’arrêter le jeune, et le jeune L. jette des chaises vers ses poursuivants, ça sera dit comme ça dans le journal, on a l’impression – à lire ça dans l’entrefilet –, qu’il s’arrête, L., qu’il prend les chaises, une par une, et qu’il les lance tranquillement vers ceux qui le suivent, comme dans un mauvais film, et lui le super héros, il vole au-dessus de la foule, il porte un bel habit bleu et rouge, il les salue d’une main au front, et il s’éloigne comme propulsé par des réacteurs, mais là, il grimpe sur des tables, L., toujours balançant ses bras à droite et à gauche, et puis il les ramasse d’un seul coup près du corps et trace à travers la gare, s’engouffre dans le hall, les autres le rattrapent, il entend les pas, il garde les yeux rivés devant lui, comme s’il avait des œillères, son regard est concentré, noir, serré sur son objectif, et son objectif c’est la porte vitrée, obligé de ralentir pour ne pas se la prendre dans le nez, un courant d’air le saisit, il inspire profondément, il est toujours plus rapide que les autres, et devant lui le parking, autrement dit la liberté, dans son plexus un spasme de relâchement, son blouson clair flotte maintenant, il glisse sa main gauche dans la poche intérieure droite, il court toujours, s’empare de la clé de sa voiture, derrière lui ça se précipite encore, c’est un battement de pas amortis maintenant sur le goudron, ça ne crépite plus comme tout à l’heure dans le hall sur le carrelage, un bip, et il agrippe la portière, grimpe sur le siège, met le contact, il n’a pas le temps de tourner la clé, il a une menotte autour du poignet et un flic accroché à lui, il se dit qu’il est con, pourquoi bordel de merde, il a couru comme un dératé devant les flics, pourquoi leur avoir donné un faux nom, pourquoi, « ma détention se déroule sans incident », il leur dira ça aussi, alors pourquoi je vous le demande, et il se le demande encore, mais la frousse, la trouille du flic, tu vois, ça se commande pas et tu te prends trois mois de plus pour usurpation d’identité et rébellion.
MS
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.