L’enfant des abattoirs

Je m’y rendais seule, les jours de vacances où rien jamais n’avait été prévu pour nous occuper. Je traversais le champ derrière la maison, les balles de paille avaient été ramassées mais la terre gardait trace des coupes et des brins dorés la jonchaient encore. Quelques coquelicots rouge sang au cœur noir narguaient le vent et courbaient leur corolle souplement, je les cueillais pour les transformer en danseuses à la taille menue. J’allais d’un bon pas vers mon jardin secret, fixant au loin le clocher qui m’indiquait la bonne direction. Il fallait traverser l’ancienne voie ferrée et toujours je jetais un œil à droite et à gauche bien que plus aucun train ne l’empruntât, mais je jouais aussi à risquer ma vie.

Le ballast charriait de belles pierres vertes aux arêtes coupantes, je rêvais une rivière colorée courant le long des traverses, leur vert était celui de l’eau telle que je l’apercevais dans les lagons d’îles lointaines vantés par des brochures aux slogans éculés. A cette époque de l’année dans la Vallée du Rhône, le soleil cognait, l’aplat bleu du ciel ne s’embarrassait d’aucun nuage, d’ailleurs le mistral les aurait chassés et en début d’après-midi, l’air limpide pourtant pesait son poids de plomb. Une fois les dernières maisons au crépi grossier, jaunâtre, dépassées, je m’enfonçais dans un bois de chênes verts, au sol toujours frais, vivifiée par les senteurs de l’humus et la raideur de la pente, je rejoignais en contrebas le ruisseau – lieu de nos baignades, toutefois pas ici mais bien en aval, près d’un pont où un sentier y menait facilement – ruisseau mouchard qui avait vendu la mèche, un dimanche à l’eau rouge terrifiante. Dès la sortie du bois, j’apercevais la bâtisse allongée, ses toits de tôle hirsute, grise, noire par endroits, ses abords grillagés, le sol bétonné à l’intérieur de l’enceinte, le portail métallique à la chaîne cadenassée. De hauts murs escortaient le bâtiment troué de trois portes sur sa façade ; j’escaladais celui de l’arrière où des moellons désolidarisés creusaient une faille dans sa verticalité. Je me laissais pendre par les bras de l’autre côté pour ne pas sauter toute sa hauteur et me réceptionnais jambes fléchies, accroupie même sur le sol dans cette partie de terrain vaguement herbeux, où les ronces finiraient par se disputer totalement l’espace.

Tout respirait la mort ici. Je le savais, mais j’y revenais. Dès l’intrusion dans l’enceinte grillagée, je la respirais, je l’inspirais à fond. Le sol tâché de sang séché agonisait encore. Quelques mauvaises herbes s’infiltraient dans les fentes du vieux béton, et déjà je voulais croire qu’entre la vie et la mort, la nature choisit toujours la vie. Par dessus le cri invisible des porcs égorgés, les stridulations incessantes, obsédantes, des cigales et des grillons envahissaient l’espace, et pour fuir ce vacarme, j’entrais dans l’abattoir. Seule la porte en bois s’ouvrait. Les deux portes métalliques avaient été cadenassées, celle-ci aussi sans doute mais avec le temps le cadenas avait cédé, ou c’était le pêne de la porte que l’on avait fini par arracher. Dedans je pénétrais dans un silence de mort. Seuls les grognements d’animaux et leurs gémissements escaladaient cette fausse paix. J’étais entourée de présences. De grands crochets de boucher tombant ici et là de traverses métalliques, suintaient pour moi la grande tuerie. Des bacs immenses débordaient de viandes cruellement écarlates et des tables sans fin, carrelées de blanc, vomissaient têtes et abats. Les murs hauts, craquelés de vieille peinture, bruissaient des voix des hommes, de leurs appels, de leur acharnement, de leurs gestes mécaniques.

Pour conjurer la mort, je grimpais sur les tables, et entamais un répertoire de chansons, de ces vieilles complaintes réalistes apprises à force de les entendre grésiller sur les 33 tours de mon père, où les voix de Damia, de Fréhel, de Marie Dubas, poignantes, m’étreignaient la gorge et me tiraient les larmes. Debout sur le carrelage blanc des tables de l’abattoir, je gueulais ces goualantes du haut de mes douze ans, vers les âmes de tous ces animaux éventrés, étripés, transformés en carcasses dans ce lieu de béton, d’acier, de céramique. J’exorcisais la mort, la poussais dans ses retranchements, offrais la tendresse de ma voix d’enfant à l’air saturé de souffrance.

Marlen Sauvage

Ce texte a été publié dans le n° 1 de La Piscine, revue graphique et littéraire.

 

2 commentaires sur “L’enfant des abattoirs

  1. J’aime beaucoup ce texte plein de poésie et de musique pour traiter d’un sujet aussi cruel…

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