1 – C’est une mémoire usée à trente-deux soufflets – et presque autant d’années – pour distribuer le travail du mois. Comme un parapheur en plus volumineux, un genre d’accordéon en carton au dos large qui se déplie, se déploie.
2 – Il y a des onglets numérotés de 1 à 32. On pense d’abord qu’il n’y a que 31 jours maximum dans un mois, oui, mais le jour en plus est utilisé pour conserver ce qui devra être réparti, ce qu’on n’a pas encore eu le temps de faire, bien que programmé…
3 – C’était l’objet destiné à faciliter l’organisation du travail, distribué au cours d’un stage Templus chez Apple Computer France. En 1987… La chose a donc près de 30 ans ! Trente ans que je trimballe cet objet parmi mes cartons pour le retrouver sur un bureau ! Un objet qui me parle du temps qui passe, en plus du temps à organiser. Organiser le temps… S’organiser dans le temps. Déployer le temps en accordéon, en remplir les interstices, peut-être soulever certains onglets et découvrir que rien n’est prévu ce jour-là.
4 – J’ai voulu le jeter bien des fois après l’avoir rafistolé encore et encore. Avec du scotch épais, transparent, ou marron. Une photo à l’intérieur. Quelques phrases issues de lectures du moment. Des post-it collés ici et là.
5 – Je le regarde comme un objet que je découvre pour la première fois. Il s’appelle Tri-Classeur. Il est bleu à la couverture granuleuse. Sur ses trente-deux onglets, le n° 10 a perdu son numéro, et le 32 est arraché. J’ouvre le 32 : là sont rassemblées des lettres anciennes, des enveloppes bleu blanc rouge « Par avion », d’autres enveloppes kraft avec de vieilles photos noir et blanc, dentelées. Un monde d’avant. Un travail oublié.
6 – « Le bœuf est lent mais la terre est patiente. »
« Il ne faut jamais retourner sur les lieux qui nous ont envoûtés. »
« Le plus court chemin de soi à soi passe par l’autre. »
« Le bonheur des hommes se situe dans les petites vallées. »
« Ce n’est qu’en risquant heure par heure notre personne que nous sommes vraiment en vie. »
« Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. »
« Vous arriverez le jour où vous cesserez de voyager. »
Entre les proverbes chinois et japonais, Gide, Ricœur, Giono, William James et Montaigne me mettent en garde à chaque ouverture.
7 – Je m’amuse à le déployer, entièrement, la couverture cartonnée bleue face au dos, cartonné bleu. Un accordéon couleur jean délavé… Une tenue usagée avec des dessous roses comme autrefois les gaines des grands-mères. De ce déploiement ne sort que du vent, et seulement dans un son très sourd. Comme un instrument de musique qui serait devenu muet.
8 – Un classeur à 32 onglets où ranger – temporairement, le temps d’une journée, normalement – sous chacun des onglets, les papiers correspondant aux activités du jour… Trente-deux jours soit un mois de trente et un jours, plus un, qui contiendrait tout ce que l’on refoule, repousse, re-programme, et qu’il faudra trier dans cet espace de temps entre la fin du 31e jour et le début du 1er du mois suivant. Souvent, je me décide à jeter ce que je sais que je ne ferai jamais.
9 – Je pense que je n’ai plus rien à dire de ce Tri-Classeur, plus rien à penser de lui, plus rien à en tirer. Il ne me raconte plus rien.
10 – A trente ans, la vie nous appartient. Pourtant, pas de place au rêve dans ma vie à trente ans. Le travail et rien que cela.
11 – Parallélépipède rectangle destiné aux bipèdes qui s’imaginent tout maîtriser.
Accordéon comme le temps qui se déploie.
Trente-deux comme trente-et un plus un. Comme s’il fallait penser si loin…
12 – A l’intérieur, les pages cartonnées sont trouées à deux endroits, deux gros trous où l’on passe le doigt. Et où l’on tombe directement sur la page qui vient nous rappeler qu’il reste encore quelque chose à faire.
13 – Ce trente-deuxième volet me tarabuste. Dans l’idéal, il aura recelé tous les contenus des autres onglets, on y aura placé tout ce qui tombe sous la main et qu’il faudra trier. Il aura en plus conservé l’excédent, tout ce qui déborde, que l’on ne trouve jamais le temps de réaliser et qui se retrouve coincé sous cette 32e page. Je devrais écrire la rhétorique du 32e onglet…
14 – C’est un accordéon bleu qui chante le temps de la vie, des maladies et des ordonnances, des achats et des factures, des voyages et des billets d’avion, des excès de vitesse et des contraventions, des lectures recommandées, des fleurs à rempoter, des anniversaires à souhaiter, des morts à honorer…
Marlen Sauvage
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture permanent proposé par François Bon sur le tiers-livre.
Le 8, mon préféré, est d’une belle réalité re-créative…
merci Brigitte, vous êtes un ange (de me lire !). Belle journée à vous.
viens juste de parcourir ses soufflets sur le tiers livre