Un récit d’enfance, par Bluette

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Ce qu’il regrettait le plus, c’était d’avoir perdu la force des sensations. En fermant les yeux, bien fort, il pouvait parfois évoquer de l’intérieur la douceur de la mousse agrippée par ses petits doigts d’enfant et les reflets mobiles du soleil sous la voûte du trapu petit pont de pierres. Il se souvenait de cela, de s’être soudain levé dans la barque, au moment où elle franchissait le pont, pour toucher ce vert mœlleux qui pendait paresseusement.

« Impossible, lui disait sa mère, tu avais à peine dix-huit mois ! »

Mais lui, savait. Le temps, il l’avait apprivoisé très tôt, se forçant à en capturer des morceaux, par plaisir de se regarder vivre. A quatre ans, il avait même gravé des lettres au dos de l’imposant bahut familial pour se rappeler que ce moment avait déjà eu lieu lorsqu’il le revivrait.

Le soleil d’alors lui semblait plus chaud, il se prêtait plus volontiers à ses caresses. Lorsqu’il parvenait à pleurer très longtemps et s’endormait sur son chagrin, il goûtait avec plaisir, à son réveil, le sentiment délicieux de satiété que cela lui procurait. C’était comme s’il avait bu toutes ses larmes une par une.

Il se souvenait très précisément de la chaleur de la main de ce mendiant sur sa tête, de sa voix qui lui disait qu’il était un joli petit. Et, par dessus tout, de la sensation brusque et sèche de la main de sa mère tirant la sienne en arrière pour l’obliger à avancer. Il avait marché avec elle, emportant dans ses cheveux, le doux creux fait par cet homme, comme un secret.

La chaleur des énormes gants de son père lors d’une promenade dans la neige et sa peur lorsqu’il passait devant la chambre de ses parents, d’apercevoir, sur le lit sombre, la forme immobile d’un cadavre qui le guettait pour l’emporter.

Sa fièvre même, était plus intense. Quand il tombait malade, elle lui faisait chanter des couplets à tue-tête, affolant sa mère, qui le racontait ensuite aux voisines.

De son enfance, lui reste le regret profond des sensations inédites. Ces premières fois, ces émotions vierges que n’éclabousse aucune convenance.

Et ces odeurs…

Cette odeur de Javel qui le ramène à la mort de Jeanne, l’arrière-grand-mère. Son père était venu le chercher à midi à la maternelle. Il ne devait pas y retourner de la journée puisqu’il s’était passé cette chose grave mais, finalement, papa avait téléphoné pour dire qu’on l’attende, qu’il le ramènerait après déjeuner : il ne voulait pas lui faire rater la piscine. Lui, accroupi par terre près de son père, contemplait les minuscules carreaux beiges du vestibule et sentait monter la chaleur et l’odeur de l’eau chlorée du bassin tout autour de lui.

A l’épreuve du temps, ces petits riens mis bout à bout s’étaient étiolés. Au cours de sa longue vie, il avait si bien rempli son temps de répétitions et de gestes, qu’ils avaient pris toute la place, au détriment des perceptions fortes qui l’avaient construit.

Son enfance en était comme lavée.

Texte : © Bluette

Photo : Marlen Sauvage

Ce texte a été écrit en atelier d’écriture sur une proposition consistant à injecter de la mémoire dans un récit.

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