J’ai retourné les tiroirs à la recherche de ta voix, retrouvé des dizaines de cassettes, des dizaines d’entretiens. Tu n’y étais pas. BMC, les lettres sonnent, je les entends encore. Pourquoi ce souvenir ?
Dans une boîte rigide jaune pâle, un fouillis de photos. Elles sont là par centaines. Leur format – 7,5 cm x 10 cm – et leur forme dentelée disent leur date : années 50. C’est B. qui m’a remis la boîte. Je suis dépositaire d’une partie de ton passé.
Au verso, “14 juillet 1950 à Taza”. Ton écriture, ta main. Le médaillon rond imprimé à l’encre bleu marine précise “Atelier artisanal photographique, 4e RTM. En avant avec joie.” Au recto, tu marches en tête d’un régiment de tirailleurs marocains, à l’habit pareil au tien, mais à la ceinture large et au turban, ils tiennent le licol de jeunes chevaux. Ton regard a croisé l’objectif, c’est le regard de ta mère, ton visage n’a jamais été aussi maigre sous ton képi clair. Tu as vingt-quatre ans. Tu as déjà souffert.
Une autre boîte, tes lettres en vrac, pliées dans des enveloppes bleues. Distance mentale. Ouvrir. Dans le désordre d’abord.
A Montsoult, une après-midi de février, tu avais consenti à répondre à quelques-unes de mes questions. C’est là que je t’avais enregistré. Tu parlais clair. BMC. Je me souviens de ces initiales, de cet acronyme. Vingt ans ont passé. Ce matin dans la fraîcheur matinale de la maison, j’ignore ce que je cherche vraiment. Assise au sol, je m’entoure de ce que j’ai déjà rassemblé : trois boîtes en carton noir avec les papiers les plus récents conservés dans ton bureau ; la petite caisse haute en mélaminé jaune pâle ne conserve plus que les photos non classées, inclassables ; plusieurs enveloppes au format A5 et A3 où j’ai rassemblé des photos par thèmes ; un biographème ; tes états de service.
Tes états de service : mon fil rouge. J’y reviens toujours. Je classe lettres et photos au mieux de ce que me raconte la double page dactylographiée, je questionne autour de moi les deux femmes qui aujourd’hui peuvent encore me répondre.
Cette autre photo, je ne l’ai pas choisie, j’ai pris celle qui venait au bout des doigts dans l’enveloppe kraft intitulée « Armée : portraits ». C’est un autre monde qui dort dans la boîte noire sur l’étagère de mon bureau. Je t’ai cherché sur la photo. Tu n’y étais pas. Tu étais derrière l’objectif. J’ai vu avec tes yeux.
Ça se passe dans un pré. L’herbe haute s’est inclinée sous le poids de ceux qui l’ont foulée. Au premier plan, un homme à plat ventre, torse nu, en caleçon. Puis un homme blond à lunettes s’adresse à une jolie jeune femme allongée, légèrement relevée sur ses coudes. Elle entrouvre la bouche, des cheveux châtain dégringolent sur ses épaules, elle dévoile des bras fins. A l’arrière-plan, deux hommes discutent, l’un porte un ballon sous le bras. A droite de la jeune femme, assez proche d’elle, couchée sur une couverture, une femme légèrement vêtue s’est assoupie. Plus loin, assise dans l’herbe, une autre leur tourne le dos.
J’ai perdu la cassette, celle où tu parlais du BMC, je t’avais demandé « c’est-à-dire ? », tu avais répondu « bordel militaire de campagne », en pinçant légèrement les lèvres avec dans le regard la fausse évidence de ta réponse.
Texte : Marlen Sauvage
Photo : Eugène Cliche
Ecrit pour l’atelier Hiver 2017 de François Bon. Présentation et sommaire du cycle Vers un écrire-film ici