En amont de l’histoire. Quartier Latin, mai 68

@Francisco-Anzola-Rue_des_Ecoles,_Paris_1_June_2014-1

@Francisco Anzola – Rue des Ecoles, Paris, 1er juin 2014/

Paris 5e arrondissement Quartier Latin mai 1968
Les boucliers placés les uns contre les autres
dressent une barrière métallique,
dans le soleil couchant ils brillent étrangement.
Un silence pesant s’est installé dans le bas de la rue des Ecoles.

Elle prend tous les matins son métro à Jussieu,
plongée dans un livre les stations s’égrènent très vite.
A l’arrêt Palais-Royal
elle descend juste devant la Comédie française
petit détour pour respirer à pleins poumons
dans les jardins du Palais-Royal
Burenne n’y a pas encore installé ses colonnes.
Elle presse le pas en regardant sa montre, déjà 8h45 !
Elle traverse le passage qui arrive dans la rue de Richelieu.

Derrière la première rangée de boucliers,
il en brille une autre puis une autre encore
la rue des Ecoles est noire  de C.R.S.
pas un casque ne bouge, les hommes sont toujours figés
dans le même silence lourd, pas un bruit ni d’un coté ni de l’autre.

Elle est maintenant dans la rue de Richelieu.
Elle la remonte d’un bon pas malgré sa jupe serrée
Le bruit de ses talons hauts font chanter les pavés.
Au 36, elle s’arrête, elle ouvre la lourde porte cochère verte.
Premier escalier à droite, premier étage une plaque de laiton
« Cartographie-publicité Robert Quémy »

L’homme ivre s’est approché de la première rangée de C.R.S.
Il hurle des injures, des slogans de la rue,
C.R.S. S.S. sous les pavés la plage mon cul ! dégagez
Pas un bouclier, pas un casque ne bouge
derrière leurs lunettes de motards le regard est fixe
la voix de l’homme au milieu du silence fait froid dans le dos…

Neuf heures  elle sonne à la porte, claque quelques bises et bonjours sonores, traverse la première pièce, enlève son manteau
et se laisse tomber comme d’habitude sur son haut tabouret .
Ce matin, elle continue la carte au 25000 de l’île de Bréhat
collection « RIVAGES » celle de son patron.

Pendant une heure, l’homme a continué de vociférer
même bousculer le mur de boucliers
ils n’ont pas bougé d’un centimètre !
La tension monte, palpable, étouffante,
en face les manifestants inquiets ont la  respiration suspendue…
D’un seul coup, l’ordre tombe, bref, sifflant, les C.R.S. chargent !
Comme un essaim d’abeilles noires, bouclier dans une main matraque dans l’autre les coups pleuvent violents,
le silence est rompu, la foule massée dans la rue hurle, injurie
et se met à courir dans tous les sens un mouchoir sur le nez.
Surtout courir plus vite qu’eux ou rentrer dans un immeuble
vite fermer la porte, se planquer coûte que coûte…

Elle a étalé  sur la droite de sa table à dessin sur un molleton gris
ses tires-lignes, balustres, plumes, compte-fils*.
Elle prépare maintenant une encre très noire,
commence son travail de précision au dixième de millimètre…
Elle adore tracer les courbes de niveau avec son tire-ligne simple,
devenir maîtresse du tracé des routes avec son tire-ligne double,
dessiner à la plume les signes conventionnels avec application,
certains  sont une vraie prouesse et vous emportent en voyage !
A l’ institut géographique national l’I.G.N.
Elle a appris la rigueur d’exécutrice cela manque de fantaisie
mais pour l’instant elle aime.

Surtout ne pas respirer l’air devenu irrespirable
avec les grenades lacrymogènes qui explosent
à une cadence frénétique !
La charge dure une demie heure, les C.R.S. se défoulent,
les fenêtres se ferment dans les maisons,
un nuage blanc ou jaunâtre épais piquant écrase le quartier en ébullition.
Du 46 rue des Fossés-Saint-Bernard jusqu’au quai de la Seine
les camions noirs sont garés les uns derrière les autres
vidés de leurs occupants ils sont immatriculés de toute la France,
les  C.R.S. sont jeunes comme les manifestants.
La radio raconte encore et encore avec force détails
les émeutes, les échauffourées, les journalistes sont partout.

Quelques jours plus tard, les bus sont arrêtés, le métro aussi
plus aucune rame ne circule
le personnel de la  R.A.T.P. est en grève
Entre deux manifestations, elle va travailler à pied
par les bords de Seine jusqu’à la rue Richelieu
mouchoir mouillé sur les yeux, talons plats
elle court les pavés des quais de Seine
avec une certaine liberté mêlée d’allégresse.                                 

* instruments de travail de la dessinatrice cartographe : les tires-lignes sont simples ou doubles, le compte-fil sert à déterminer l’épaisseur du trait et le balustre (sorte de mini compas) à tracer de minuscules cercles pour les signes conventionnels comme par exemple les chapelles, les églises. 

Texte : Claudine Albouy
Photo : @Francisco Anzola

Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition inspirée de l’Écran de nuit : retour autobiographique sur mai 68 en 5 épisodes de François Bon, que j’ai intitulée « En amont de l’histoire »… Marlen Sauvage

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