L’œil d’Artaud

marlen-sauvage-@Ernest Pignon-Ernest

« L’œil d’Artaud, ce n’est pas un regard curieux ou serein, comme on peut en voir sur les portraits, genre classique de histoire de la peinture : la minutie de Corneille de Lyon, le rayonnement des tronches rubicondes de Frans Hals ou les autoportraits anxieux et curieux du vieillissement de Rembrandt.
Est-ce un portrait que nous livre ici Ernest Pignon-Ernest ?
L’idée n’est pas de reproduire au plus près le visage tourmenté d’Artaud. Il s’agit d’une évocation des tourbillons de l’âme. Comment peindre l’âme ?
Ernest Pignon-Ernest  y parvient grâce à ce mouvement des lignes, mélanges de gris et de blanc, de noir et de gris, qui tournoient tout autour des traits dévastés du modèle, saisi dans un moment de folie et qui nous ramène invariablement vers le vrai propos du peintre ; l’œil d’Artaud.
Ernest Pignon-Ernest a ceci de caractéristique qu’il s’inscrit à la fois dans la grande tradition du dessin par la précision des traits, la qualité du détail, le mouvement de l’expression de ses modèles, dans l’instant d’une situation qu’il choisit avec soin. Ses œuvres, jetées à même le mur, dans des lieux de passage, jaillissent à la figure des passants, comme d’insolites provocations : rue de Naples, cabines téléphoniques, townships sud-africaines, Ernest Pignon-Ernest ne cherche pas seulement à reproduire une réalité, il interpelle en permanence le promeneur par un sujet en mouvement dont il saisit l’essentiel du moment de sa vie.
Ici, c’est l’œil d’Artaud, tourmenté, inquiet, perçant comme une pointe d’acier qui nous dit à la fois son angoisse et l’expose. Le portrait d’Artaud, c’est l’évocation d’un homme près de la mort, décharné et réduit par sa déchéance physique à ce qui reste quand tout est parti, le regard, seule parcelle de vie intacte, subsistant dans une face détruite par la folie.
Les dessins d’Ernest Pignon-Ernest ne sont pas beaux, bien faits, ou intéressants. Ils nous ramènent à ce propos majeur de l’existence de chacun, la misère, la mystique, la folie. Instant saisi au vol par un peintre d’abord engagé dans son époque, préoccupé d’exprimer les tourments de l’Homme, les drames de son temps.
L’œil d’Artaud nous dit tout cela, à la fois : le dessin de ce grand artiste et l’incapacité du monde à lui assigner une place dans la société. La mort est proche, parfois rappelée par la forme d’un crâne posé près du regard, dans la grande tradition des vanités, trait à peine esquissé, tant l’œil d’Artaud suffit à nous dire l’essentiel. »

Jérôme Clément, in Face aux murs, Ernest Pignon-Ernest
©Delpire Editeur, 2010. Nouvelle édition revue et augmentée ©Libella, Paris, 2018.

marlen-sauvage-@Delpire

Photos : M. Sauvage

 

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