Mes hypothèses

• …les larmes  d’une vieille dame          déposant ses souvenirs d’enfance          quand ils seraient déjà dans la tombe           ses regrets de n’avoir pu dénouer la parole avant la nuit qui la prendrait elle aussi

Elle aurait parlé en confiance à l’aube de ses quatre-vingts-ans parce que ses fantômes la rejoignaient la nuit surtout et que malgré son âge, oui, elle avait peur, et qu’en parler c’était s’en débarrasser un peu ; elle aurait parlé du passé tout en colère et en combats parce qu’à cette époque de l’avant-guerre, dans les années trente du siècle dernier, la petite fille de dix ans, aînée d’une fratrie de cinq sœurs, travaillait à la ferme et aux champs laissant ses rêves et sa fierté de bonne élève sous son oreiller chaque matin, après avoir clamé son goût d’apprendre et avoir ravalé ses larmes, elle aurait parlé des lectures à la lampe sous les draps, de sa découverte de la psychologie et ses fenêtres lumineuses, de ses ruminations le jour autour de la fuite possible, des mains de son père sur son corps dès l’absence de la mère, de la honte, de la noirceur de la porcherie où se frotter pour en souiller une plus noire encore, du canal où tant de fois elle aurait voulu sombrer et de sa foi de charbonnier qui l’en empêchait à chaque pensée, elle aurait parlé de sa dévotion filiale qui la scindait en deux, la condamnant à enfouir ses drames et ses regrets.

  • …sa démarche claudicante séquelle d’un accident sur une voie ferrée 

Hypothèse n° 1 :

Il avait voyagé sans le sou et surtout sans billet, et à l’approche du contrôleur avait sauté sur la voie, s’était pris les pieds dans un aiguillage, et ses cris avaient rameuté les cheminots en charge de l’entretien. Il avait eu tout le temps de constater le mauvais alignement des traverses et évita ainsi à ses sauveteurs un risque potentiel de déraillement, ce qui fit d’eux ses obligés, et l’accident fut passé sous silence. 

Hypothèse n° 2 :

Embauché dans les chemins de fer peu après son mariage, il avait été accidenté en 1922  dans un convoi avec sept autres cheminots. Les informations retrouvées dans la presse locale racontent l’accident du train n° 364 sur la ligne de Bourg-en-Bresse à Bellegarde, en mai de cette année. Un train de voyageurs venant de Bourg-en-Bresse, sur la ligne de Bourg à Bellegarde, percuta la machine de renfort placée à l’arrière d’un train de marchandises parti dans la même direction deux heures auparavant. Ça se passait de nuit, dans le tunnel de Mornay, long de plus de 2500 mètres, et la collision n’avait fait que quelques dégâts et blessures légères pour les occupants du train. Mais ce n’est que plus tard, alors que ceux-ci descendaient sur la voie, qu’ils découvrirent les huit cheminots du train précédent, inanimés. Un seul fut ramené à la vie, c’était lui. Selon son témoignage et l’enquête qui fut menée, les victimes avaient été asphyxiées par les fumées des deux locomotives qu’elles avaient tenté de redémarrer. 

  • …(une de ces cheminées où l’on pouvait rôtir un bœuf, surplombée d’un four à pain dont le dôme pointait dans la pièce suivante, et d’un large cendrier creusé dans le mur)

Il s’agissait pour elle de retrouver le maximum de traces de cette maison qui l’avait appelée. Elle croyait aux signes et ce n’avait pas été pur hasard de visiter cette ancienne magnanerie. Elle s’en remettait à ses intuitions… et à quelque documentation, aussi, glanée dans les archives communales. Le four banal aurait appartenu au seigneur local, sous l’Ancien Régime et jusqu’à la Révolution de 1789, les paysans venaient y cuire leur pain moyennant une redevance souvent en nature, le seigneur entretenant en contrepartie le four et le chemin qui y conduisait. Petite maisonnette au toit arrondi, surmontée d’une cheminée, le four avait en son temps été indépendant de la bâtisse, en témoignait l’architecture des murs. Elle s’assura que les briques qui tapissaient la voûte soient encore en état pour diffuser la chaleur. Elle rêvait d’utiliser ce four. Elle pouvait imaginer à l’intérieur  les miches chaudes posées sur les étagères de lauzes. Il faudrait alors retrouver trace du propriétaire de la bâtisse dont les fenêtres à meneaux, les multiples agrandissements, la soue à cochons derrière la maison, les petites cheminées d’angle aménagées pour la culture des magnans, attestaient d’une présence à travers le temps et les révolutions.

Texte : MS
Photo : DR

Notre support pour cette 9e proposition de l’atelier de François Bon : L’affaire La Pérouse, d’Anne-James Chaton, où à partir d’un fait historique (la perte de deux bateaux de l’expédition La Pérouse et de leurs équipages), l’auteur « propose un extraordinaire voyage imaginaire tout entier basé sur la confrontation de l’enquête (rapports, savoirs, listes) à une suite de 22 « hypothèses » qui sont le fil rouge du livre« . Et bien sûr, tous les textes déjà écrits depuis le début de l’atelier, à revisiter pour explorer quelques hypothèses sur les récits possibles…

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