
Ils attendent. Dans le silence opaque, ils attendent. La pluie qui tombe en gouttes fines et acérée lacère les visages tendus. La porte du commissariat est close, les pavés gris glissants sous leurs semelles qui se balancent au rythme des ankyloses. Au centre, un homme. Mal rasé, buriné. Des yeux injectés de sang sortent de son visage émacié. Ses mains tremblent. Il allume une cigarette. Près de lui, une femme frêle aux cernes noires et aux yeux délavés. Dans la poussette entre les deux, une gamine dort les poings serrés. Sur le boulevard, on entend le ronflement continu d’une circulation aveugle. Quelques pigeons faméliques se jettent sur des miettes illusoires. Loin quelque part, la cloche sombre de l’écrasante cathédrale sonne deux coups définitifs. Dans un soupir, la petite foule lève la tête puis la rabaisse. Des mains se tendent vers le couple figé puis s’en retournent se coller à des jambes de pantalons trempés, au tissu spongieux d’imperméables inutiles. Lentement, la porte du poste de police pivote et la petite foule se resserre sur la passerelle étroite et branlante qui relie le trottoir à l’entrée. L’homme vient d’inhaler la dernière bouffée de fumée, elle lui ressort par les narines, nuage sans forme aussitôt dispersé – il faut qu’ils y aillent ensemble chuchote-t-on, mais non un après l’autre c’est plus sûr ils ne peuvent pas en embarquer un tout seul ils n’ont pas le droit de séparer les familles c’est illégal et qu’est-ce qu’on fait s’ils les arrêtent on n’est pas assez nombreux c’est toi qui vas avec lui moi j’irai avec elle s’ils les retiennent on se couche par terre on appelle les journalistes on fait du bruit c’est l’heure faut qu’ils y aillent sinon ce sera pire – la foule se fend et l’homme s’avance, un autre le suit de près, rempart lourd et massif. Ils poussent la porte et s’engouffrent. L’obscurité des lieux leur mange le regard. Derrière le guichet, le policier de service glisse le registre vers eux. Sa matraque est posée à côté. Les yeux de l’homme glissent du livre à l’arme et puis de l’arme au livre – vous signez là nom prénom la date et l’heure – les yeux de l’homme encore qui se relèvent vers celui-là qui l’accompagne et hésitent – on va pas y passer la nuit y’en a encore beaucoup comme ça dehors ? Peuvent pas venir tous ensemble, non ? – lentement, l’homme saisit le stylo, griffonne quelques signes maladroits. Le policier plante ses yeux dans ceux de l’homme qui vacille, à reculons quitte l’endroit, cherche à tâtons la poignée dans son dos, l’abaisse brusquement et sort en trébuchant.
[Atelier en Cévennes, les textes (2)]
Rappel de la proposition
Il s’agissait de construire des personnages à partir de situations, d’actions, de description des lieux, sans que l’on sache grand-chose des personnages ni de leurs intentions. Pas de monologue intérieur, par exemple, pas de « tentation psychologique ou explicative »1. L’auteur convoqué est Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors. MS
1- Une proposition issue d’un vieux bouquin que j’utilisais au début de ma pratique d’animatrice, très bien fichu, Atelier d’écriture : mode d’emploi, d’Odile Pimet (1999).