
Une rue bordée d’immeubles assez hauts, peu éclairés. Une rue grise dans la nuit qui tombe, aux ombres fuyantes et aux lumières vacillantes. Une rue tranquille, ordonnée, silencieuse qui respire pourtant l’inquiétude, le vide à combler, le temps d’incertitude dans cette soirée grise. Une rue sans mouvement, sans piétons, sans voitures, une scène sans personnages. Les immeubles cossus sont fermés pour la nuit, portes closes, rideaux tirés sur les vitres des façades.
Sur le trottoir de gauche, une jeune fille, dix douze ans à peine, cheveux blonds tombant en nattes sur les épaules, jupe à carreaux, socquettes blanches dans les ballerines noires. Sous le manteau léger un pull rouge. Sur le dos un cartable, dans une main un petit sac qu’elle serre fort et qu’elle balance au rythme de ses pas. Pas rapides. Elle marche très vite, sautille un peu, va courir dans la brume du soir. Elle chantonne d’une toute petite voix.
En face, sur l’autre trottoir, un homme déambule, lentement, traînant les pieds. La tête rentrée dans les épaules, ses cheveux noirs plaqués sur les tempes, l’imper serré autour de son corps, les mains enfoncées dans les poches, il traîne, lambine, se dandine en marchant. Marmonnant par moment des mots incompréhensibles. Il marche tout droit devant lui presque sans regarder ni à droite ni à gauche. Vire d’un seul mouvement sec pour traverser la chaussée noire mouillée par la brume du soir, marchant sur les reflets argentés des éclairages placés en hauteur. Quelques pas résolus et il rejoint la petite jeune fille aux nattes blondes qui marche vite en chantonnant. Bonsoir, tu peux me dire l’heure ? Je n’ai pas de montre. Elle, elle en une au poignet, la regarde en faisant un mouvement brusque. Huit heures du soir. Elle répond poliment, mais en se hâtant, en accélérant. L’homme reste là, à côté d’elle, accorde ses pas à son allure et l’accompagne en silence dans la rue grise.
Texte : Monika Espinasse
Photo : Marlen Sauvage
[Atelier en Cévennes, les textes (5)]
Rappel de la proposition
Il s’agissait de construire des personnages à partir de situations, d’actions, de description des lieux, sans que l’on sache grand-chose des personnages ni de leurs intentions. Pas de monologue intérieur, par exemple, pas de « tentation psychologique ou explicative »1. L’auteur convoqué est Cormac McCarthy, L’obscurité du dehors. MS
1- Une proposition issue d’un vieux bouquin que j’utilisais au début de ma pratique d’animatrice, très bien fichu, Atelier d’écriture : mode d’emploi, d’Odile Pimet (1999).