Retrouvailles (Scène avec téléphone)

Photo : Marlen Sauvage

La sonnerie avait retenti longtemps, celle du fixe, personne ne l’appelait jamais sur celui-ci, elle avait cru à un énième appel venu lui vanter les mérites d’une isolation à un euro, aussi ne s’était-elle pas inquiétée, quand l’autre, le cellulaire, avait pris le relais, jouant « Paroles, paroles, paroles », elle se mit à chercher nerveusement l’engin toujours planqué quelque part dans l’appartement, soulevant un coussin, un livre – le son provenait de la table du salon – elle eut à peine le temps de lire le nom qui s’affichait, appuya précipitamment sur l’icône verte, pour l’entendre à l’autre bout du fil – depuis longtemps ils ne s’étaient pas parlé de vive voix, échangeant ici ou là un mail, une carte envoyée par la poste, quand cela se faisait encore de s’écrire, – et là, quelle heureuse surprise, après les textos où il parlait de retrouvailles, il la joignait enfin –, le ton était à la plaisanterie, il mettait de l’humour dans toutes ses réparties, c’était comme une seconde nature chez lui, sa marque de fabrique, une forme de séduction aussi, ils évoquèrent très vite les souvenirs anciens – datant d’une petite trentaine d’années – déjà dix-sept ans qu’ils ne s’étaient pas revus, leur amitié avait tenu bon malgré l’éloignement, quand la rédaction avait éclaté, les renvoyant à des boulots de pigiste, dans des revues qui finissaient toutes par mourir de leur belle mort, puis d’écrivain public pour lui en région parisienne, et de rédactrice dans la presse institutionnelle pour elle, en province, – la dernière fois, souviens-toi, c’était en montagne, dans cette grande maison entourée de silence –, il l’y avait rejointe à moto sur la route du midi, déjà leurs amours respectives avaient subi les aléas de la vie à deux, les ruptures s’enchaînant, il leur était devenu difficile de croire à la survie d’un couple au-delà de quelques années, ils s’accordaient l’un et l’autre sur l’aliénation sournoise qui finissait par briser la joie de vivre, et avec l’heure de la retraite, à la soixantaine bien tassée maintenant, le téléphone les rapprochait dans une complicité amusée, leur voix toujours identique ne trahissait rien du temps qui avait passé – la voix, ce chant si particulier à chacun, insaisissable une fois le corps emporté par la mort –, leurs rires s’entrechoquaient, ils parlaient en même temps, leur mémoire les ramenait à des détails oubliés qu’ils reconstruisaient à deux, tâtonnant quant aux articles, aux lieux, aux interlocuteurs rencontrés, elle se réjouissait de la prochaine rencontre qu’ils organisaient depuis quelques semaines, leur joie partagée la rassurait sur ce qu’ils étaient devenus, oui ils se reconnaîtraient, malgré les rides, l’embonpoint, la calvitie, elle l’attendait malgré les mesures annoncées en raison de la pandémie de COVID19, quand plus lucide qu’elle, il éteint d’un seul coup son enthousiasme, arguant qu’il était plus raisonnable de reporter leur rendez-vous, pour finalement briser le silence qui venait de la saisir : « croisons les doigts, on va y arriver ».

Marlen Sauvage

Atelier de François Bon, 7e proposition, « qui est plus d’exploration qu’une consigne formelle : partir en quête de souvenirs autobiographiques liés au téléphone, aux pics d’intensité liés à une conversation téléphonique, l’évolution des appareils, des usages… et depuis un de ces souvenirs précis, détourner le dispositif (un peu, très peu, le moins possible en fait) pour le produire comme fiction… »

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