On a laissé couler le temps, Monique Fraissinet

Photo : Marlen Sauvage

On n’était pas sorti depuis maintenant dix-huit jours, quand on dit qu’on n’était pas sorti, je ne parle pas du dehors, je parle de la ville, sortis en ville. On a suivi scrupuleusement les consignes de la distanciation sociale, on s’est adapté. On n’a plus besoin d’ouvrir l’agenda le matin en se levant, aucun rendez-vous ne sera manqué puisqu’il n’y a plus de rendez-vous. On se lève sans précipitation, l’heure on s’en moque, une petite faim, on a le temps, ça peut attendre que l’appétit vienne. Le gargouillis de l’estomac annoncera le moment de préparer tartines, boissons et fruits. En peignoir, cheveux pas coiffés mais pas négligés tout de même, on n’aime pas trop la négligence.

Les deux chats supportent mal le confinement et signifient, d’un petit miaulement plaintif, parfaitement synchronisé, qu’il est temps de leur ouvrir la porte pour une escapade. Ce sont bien les seuls qui n’ont rien modifié au rythme de leur vie, à leur heure de sortie, ça ne traîne pas de ce côté-là.

On vit l’instant présent, ça faisait tellement longtemps qu’on ne savait plus ce qu’était l’instant présent. On nous dit bien que les enfants savourent l’instant présent et que nous, devenus adultes, on ne sait plus ; ça vient, et c’est agréable, très agréable. C’est bon dans le corps, c’est reposant dans la tête, on n’est pas happé par la fuite en avant, les yeux s’ouvrent mais pas comme avant. Le regard s’attarde sur une fleur, sur les nuages, on entend même la lourdeur du silence. Un silence envahissant, qui rayonne autour de nous, qui nous enferme et nous sommes au centre. Une pause.

Aujourd’hui, on a deviné le sens du vent, les herbes de la prairie se courbaient, faut dire que ces derniers jours, l’herbe a bien poussé, peut-être de dix ou quinze centimètres en une semaine, le beau temps, la douceur de la température, et voilà que tout repart. D’ailleurs on l’avait remarqué puisque cela fait au moins dix jours qu’on se promène en traversant le pré en contrebas de chez nous, on doit lever les pieds au risque de s’entraver dans une touffe d’herbe. Le matin on a les mains mouillées en passant la paume de la main sur les haies de buis. Le givre s’était déposé là pendant la nuit. On avait oublié que les rayons de soleil, dès qu’il se posent ont tôt fait de faire fondre le givre.

Dix jours qu’on n’est pas allé faire les courses, on avait des idées de menus et puis tant pis s’il manque quelque chose, on fera différemment, on va pas se prendre la tête, le frigo n’est pas vide. Si on allait faire un petit tour pour récolter quelques brins de ciboulette sauvage pour agrémenter l’omelette de ce soir. Faut faire attention de ne pas cueillir n’importe quoi, couper le brin, le froisser entre les doigts et sentir. C’est bien de la ciboulette, très odorante. On la cisaille précautionneusement avant de la jeter dans les œufs battus, faut pas en perdre une miette.

La journée est passée, on n’a jamais buté contre les heures, on a laissé couler le temps.

Qu’on s’en souvienne.

Texte : Monique Fraissinet

Ma proposition d’écriture : Dans l’idée de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm et sur ce mode du petit rien qui éclaire la vie, je vous propose d’écrire un plaisir minuscule. En ces temps de confinement, vous avez dû prêter attention à bien des détails du quotidien, que ce soit du côté du corps, des sensations, de la nature, de la vie à deux, des enfants… L’enjeu est d’écrire ces petits moments de plaisir avec légèreté ! Marlen Sauvage

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