Joseph

Photo : Marlen Sauvage – « Justin et le train jaune » (merci Justin !)

Elle l’a oublié, c’est sûr, elle l’a oublié, c’est un peu une fofolle non ?? phrase banale, lancée comme une interrogation, au hasard, sans réponse.

Lui, c’est Joseph, il a cinq ans et ce soir, assis sur le sol de résine vert pomme de la grande salle ; la salle « Tistou les pouces verts » de la garderie municipale, il attend sa maman.

Comme souvent, elle arrivera en retard en fredonnant du Boby Lapointe ou du  Nougaro, joyeuse et insouciante.

Lui dans son coin, saturé de jeux, de balles, de ballons, de trains à l’arrêt, de camions, de voitures où les télescopages sont fréquents, de chevaux de bois belliqueux et de poupées disloquées, lui il préfère et il cache dans ses mains ses deux amis, Goldorak le combatif aux couleurs aveuglantes et capitaine Flam, défenseur de l’univers, heureux de cette compagnie, il n’écoute pas les commentaires des deux monitrices du centre.

Parfois un mots résonne plus fort…  oublié… Fofolle… il lève les yeux, suspend son duel intergalactique entre ses deux mains amies et sourit aux dames qui le regardent.

Voilà bientôt une heure qu’elles attendent, l’impatience aiguise la nervosité des dames, la mastication de leur chewing-gum est plus violente et de grosses bulles sortent de leur bouche, ça fait rire Joseph…

Les mots,  les phrases sont plus dures : c’est une fille de peu, une fofolle, je suis sûre qu’elle l’a oublié, elle doit traîner encore. 

Lui, Joseph, les mots qu’il retient, il les a déjà entendus… oublié,  fofolle…

Oublié, il sait, ça lui arrive aussi parfois, il oublie de faire pipi au bon moment, et alors il fait pipi dans son pantalon, il oublie de se brosser les dents le soir, et alors après il a des caries, voilà c’est des choses comme ça…

Mais fofolle !!! c’est quoi fofolle ? Il sait fou, comme kabouillat, dans la rue quand il crie contre sa femme, il sait folle, c’est la même chose mais en fille, mais fofolle… il sait pas.

Peut être fo-vole, comme l’oiseau au long bec  jaune, aux yeux verts, aux ailes grandes comme  des avions, aux pattes rondes comme des roues, voilà c’est ça, il l’a vu dans la galaxie du capitaine Flam, oui oui il l’a vu. Alors elles aussi, elles connaissent la galaxie du capitaine. 

Joseph est heureux.

Ce soir sur le boulevard du général Joffre, la circulation comme tous les vendredis soirs est anarchique, désordonnée,  chaotique, brouillon, Klaxons, cris, hurlements, vociférations, excitations de fin de semaine.

Elle, dans sa robe multicolore, aux plis surabondants, dans ses chaussures rouges, talons aiguilles, insensés, extravagants de hauteur, les bras et les mains encombrés de paquets, ne sait plus où elle a garé sa voiture, elle va, elle vient, se parle à voix basse : « il va croire que je l’ai oublié… oublié. »

Elle se pose un moment  près d’un lampadaire pour réfléchir, soudain dans une fulgurance tremblante, elle voit sa  Siata Diana rouge, là à dix mètres, de l’autre côté de la route.

Le choc, elle ne l’a pas vu venir, pas de cri, pas de douleur, une main qui s’ouvre et lâche un Albator fracassé. 

Aline Leaunes

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