
Les rues convergent vers le cloître, on dirait que tous les passants s’y dirigent, cherchant l’ombre sur leur trajet, sous les parasols verts ou jaunes des boutiques ; c’est un serpent humain qui déambule, zoom sur la rue des Arts où avance un homme roux, le visage baissé, un début de calvitie ne dira même pas son âge, il sait qu’il ne sera pas au rendez-vous demain, il a lâché l’affaire, trop de concessions à envisager, quelle allure incertaine pourtant, quel pas lent – à quel moment sait-on que l’on fait le bon choix, pour soi, pour l’autre – le bitume brûlant de midi n’apporte aucune réponse, l’homme les yeux au sol secoue la tête en signe de dénégation, un geste qu’impulse sa pensée, une sorte de confirmation à soi-même que sa décision est la bonne, qu’il est prêt à la défendre et là où il piétinait maintenant il file rapidement ; il y a comme un film opaque dans l’air, une brume de chaleur qui enveloppe tous les personnages engagés dans ce moment de leur vie sous un regard qui les rapproche, en unira certains, peut-être, dans une temporalité bousculée, errant autour des uns et des autres ; une femme au crâne rasé, bermuda mastic, s’échine à faire grimper la poussette sur le trottoir, le papa du gosse chapeauté d’un bob tourne négligemment la tête sans pour autant apporter son aide, appareil photo en bandoulière, lunettes noires sur le nez, il ne comprend pas l’entêtement de la maman à trimballer leur fils par cet été caniculaire – il lui proposera de rester à l’ombre des grands arbres au bord de la fontaine du cloître, pendant qu’il ira voir le travail de Marc Garanger sur les femmes algériennes, il est venu pour ça, retrouver trace d’un passé dans les yeux noirs des adolescentes au front buté tatoué de henné, aux cheveux nattés, aux chèches négligemment posés sur les crânes soumis, aux voiles transparents recouvrant les épaules, aux bijoux offerts au regard du photographe. Parmi la foule, seul un gamin a repéré le manège d’un pigeon qui voltige d’un toit voisin jusqu’au volet entrouvert de la maison d’en face, y revenant sans cesse comme pour l’obliger à s’ouvrir, heurtant son bec sur le bois ; on s’écarte autour de l’enfant planté au milieu de la chaussée, une voix appelle « Noé ! », mais le garçon reste perdu dans sa contemplation ; la petite foule ramassée dans la rue des Arts avance toujours attirée par l’exposition à moins que certains ne s’arrêtent boire un verre en chemin ou cherchent un restaurant à cette heure de la journée. Juste derrière l’enfant, un grand gars mince, large d’épaules, adolescent trentenaire au visage tourmenté, tape du pied dans une cannette de bière abandonnée, se repassant en boucle l’altercation d’hier soir avec sa jeune femme, lasse de sa vie de mère déjà, de son quotidien d’où il serait absent, lui qui se lève la nuit depuis la naissance de Lila, engoncé dans le manque de sommeil et ne livrant rien de lui-même, égal au profil du militaire tel qu’on l’attend dans l’armée de l’air aux commandes de son Fennec, lui qui mesure d’un seul mouvement de tête vers elle à quel point ils se sont éloignés, alors qu’il aime tant encore sa silhouette, la minceur de son corps, sa démarche de fée, suspendue, son regard éthéré, sa voix, et c’est alors qu’elle le fusille de ses yeux verts, il reçoit dans l’instant la charge de son exaspération, une vague hostile traverse le peu de distance qui les sépare, ça tremble en lui, ça frissonne, étrangement cela attise son désir pour elle, il refoule la pensée de l’enlacer, de l’étreindre, sous le soleil plombant sa frustration se confond avec la mélancolie, sa part d’ombre, celle qui le rattrape toujours dans les moments de doute extrême, du sentiment exacerbé de la perte imminente, il la guide d’un mouvement de tête vers la boutique d’antiquités où elle le suit d’un air maussade. A la traîne, derrière la foule, une femme aux cheveux cachés sous un tissu fleuri arpente la rue, rattrape le monde, se faufile entre les uns et les autres, croise un homme en tongs qu’elle bouscule et qui, en perdant l’une de ses savates, se retourne pour la récupérer tandis que la femme s’excuse, un bras sur l’épaule de l’homme, et lui sourit, son foulard repose sur un crâne rasé, qui le sait, la bandoulière de son sac s’affaisse sur un sein coupé, qui le voit, elle avance telle une amazone, éclairée par une grâce intérieure, elle cultive ses passions, elle se rend au cloître, elle trouvera ce qu’elle n’est pas allée y chercher.
Marlen Sauvage
Ce texte est le premier du cycle d’ateliers proposé par François Bon cet été 2020. Son thème : « Outils du roman ». Tout est là.