Salut montagnes bien aimées,
Pays sacré de nos aïeux.
Vos vertes cimes sont semées,
de leurs souvenirs glorieux….
…
Je suis née au creux d’une vallée cévenole, pile au milieu du vingtième siècle. Ce jour-là, le froid raidit et blanchit la campagne. Ma mère s’est accouchée, ma grand-mère paternelle est là, elle est la femme qui sait faire, la sage-femme est arrivée juste à temps. Dans la chambre, un petit réchaud tente de maintenir un peu de chaleur. Mon père devient père.
Couchée dans mon berceau garni de tulle rose, je suis emmaillotée telle une momie, la buée qui sort de nos bouches va se coller sur les vitres dégoulinantes.
Les doigts de mon grand-père paternel s’activent dans la fabrication des sabots qui chaussent la moitié de la population de cette contrée.
Les « sabots de Numa ». Les plus petits les portent pour aller à l’école, les plus grands ne les quittent que pour aller se coucher. Les bruits de leurs pas résonnent sur les chemins et les sentiers caillouteux. Collés derrière leurs charrettes chargées de bois, de foin, de fagots, de paille, ils avancent cahin-caha au rythme des attelages et des saisons. Vivre, s’accrocher au dur labeur qui transforme leurs corps anguleux, ne jamais lâcher prise. Economies de paroles, cœurs charitables.
Aujourd’hui je n’ai plus froid, je regarde la fenêtre de la chambre où je suis née, je m’entends pousser mon premier cri. Mes parents et mes grands-parents étaient sûrement heureux. Les murs sont vides maintenant.
Refrain
Esprit qui les fit vivre,
Anime leurs enfants
Anime leurs enfants
Pour qu’ils sachent les suivre.
On n’entend plus les roues cerclées de fer des charrettes, on n’entend plus les clochettes des chèvres et les clarines des vaches qui dévalent les pentes pour venir s’abreuver au Tarnon, mais on entend toujours le silence, le silence frémissant de la nature, les feuilles des peupliers qui se frottent au gré du vent, le chant de la rivière, les glouglous, les roulis, les clapotis. Quelques poissons font du surplace quand soudain une truite jaillit, une envolée vers le ciel, pour se laisser retomber un peu plus loin, dessinant en surface des cercles concentriques. Une loutre sur la plage de galet est couchée sur le dos, dans ses deux pattes avant elle tient un poisson qu’elle dévore.
Ce printemps de confinement m’a restitué le silence de mes jeunes années, c’était ce même silence qui remplissait la vallée bruyante de sa vie sans cesse renouvelée.
Redites nous grottes profondes,
L’écho de leurs chants d’autrefois ;
…
Nos veillées cévenoles ne sont pas ensevelies à jamais, elles sont revenues en même temps que sont venus ou revenus ceux qui cherchent la vie paisible, ceux qui disent vouloir donner un sens à leur vie, loin des tumultes et des désordres de la ville. Il y a même ceux qui, durant un mois de l’hiver, suivent le festival de Contes et Rencontres, chansons, théâtre, contes, musiques d’ici et d’ailleurs. Ce pays nous convient bien, il n’y a pas de solitude hivernale. J’ai vu, un soir, chez l’habitant, une petite fille très attentive, assise sur la pierre à côté de l’âtre, elle battait du pied en écoutant la musique, le chien roulé en boule à ses pieds. En elle, c’était moi.
O vétérans de nos vallées,
Vieux châtaigniers aux bras tordus,
Les cris des mères désolées,
Vous seuls les avez entendus.
…
C’est l’automne, les châtaigniers laissent éclater leurs bogues. Le sol est parsemé de ces boules piquantes, béantes, laissant entrevoir leurs fruits arrondis et sombres à la petite tête plate plus claire. Je me penche, comme s’est penchée ma grand-mère et les femmes d’avant, leurs têtes chenues, toutes de noir vêtues, portant le deuil depuis leurs vingt ans. C’est à elles que revient la dure tâche d’aller châtaigner. Elles rentrent à la maison, les doigts meurtris, les corps fatigués de leurs efforts. Faut nourrir les gens et les bêtes. L’arbre à pain porte bien son nom.
Les hommes sont dans les champs, c’est la saison pour ramasser les pommes de terre et cueillir les pommes dans les vergers.
En face de moi, un châtaignier au tronc creux, une large brèche ouverte par la foudre, symbole d’une paradoxale fragilité. J’entre dans l’âme de l’arbre, j’en sens les vibrations, je l’écoute gémir et grincer, c’est pour moi un enchaînement d’émotions vives, je souffre avec lui, je pose ma main sur ce qui reste de l’aubier brûlé par les écobuages mal contrôlés, je tente d’apaiser sa souffrance en même temps que j’entends la souffrance de tous ceux qui sont passés par là, sous ce châtaignier, plus que centenaire, toujours vertical, qui puise encore sa force et son flux vital dans la terre pauvre des Cévennes schisteuses et continue à vivre avec sa blessure ouverte qui jamais ne se refermera. Les blessures des femmes sont silencieuses, comme les blessures du châtaignier, elles restent ancrées dans leurs corps, s’apaisent, peut-être, et la vie continue.
Je marche silencieusement dans leurs pas, mesure l’air qui pénètre mes poumons, fixe un grand moment les rayons du soleil qui modifie l’aspect des feuillages et noircit les troncs des châtaigniers, accepte ce vent doux qui caresse ma peau et s’infiltre précautionneusement dans mes cheveux. Mon aïeule, ma bisaïeule et ma trisaïeule, et d’autres avant, étaient là. Aujourd’hui c’est moi, ainsi file le temps. Je pousse un énorme soupir. Mélancolie ou la satisfaction d’être là, je n’en sais rien, un peu des deux sans doute.
Suspendus aux flancs des collines,
Vous seuls savez que d’ossements
Dorment là-bas dans les ravines,
Jusqu’au grand jour des jugements.
Le hameau de Grattegals © Monique Fraissinet
Adossé aux flancs de la colline, se cramponnant aux rochers schisteux, regardant passer depuis plus de cinq cents ans la rivière Tarnon, le hameau familial de Grattegals, plus communément dénommé « Le moulin de Grattegals » puisqu’il y a un moulin à eau depuis la fin du Moyen-Âge. Les roues à aube tournent encore et plus que jamais, trois meuniers ont pris en main la mouture des céréales et des châtaignes. Notions récentes d’agriculture biologique, raisonnée, avant la question ne se posait pas. Tout était si naturel.
Ceux qui ont vécu à Grattegals depuis des temps reculés y sont restés post mortem, la religion protestante les a définitivement attachés à cette terre. Les cimetières privés familiaux cévenols sont les témoins de l’histoire des Cévennes. C’est un siècle et demi de l’histoire de ma famille que je feuillette sur les stèles gravées.
Les sols en terrasse, soutenus par les murs des bancels construits en pierre sèche, sont le reflet du courage et de la maîtrise des anciens à savoir construire, à vouloir aplanir le sol pour cultiver la moindre petite parcelle de terre afin de nourrir la famille.
Pourquoi irai-je ailleurs ? Une ancre m’y attache profondément, rien ne saurai m’en détacher, comme eux je voudrais y rester pour l’éternité. Ma terre, mon monde, mon univers.
Je viens de m’asseoir là, près de l’eau, le soleil est passé derrière la masse abrupte des falaises du Causse Méjean, la lumière baisse, les contrastes entre l’eau et les pierres s’atténuent. Quelque chose me fait sursauter, je ne distingue pas. Les bruits et la vie dans la nuit s’amorcent. La faune sauvage s’agite profitant de la tombée de la nuit.
Ce soir, comme les autres soirs le castor va suivre le sentier qu’il s’est créé pour rejoindre son réfectoire, plonger dans l’eau, sa masse sombre est à peine perceptible dans la profondeur de la rivière, la loutre noire assouvira sa faim en dégustant le poisson, le couple de hérons cendrés survolera le lit de la rivière, filant à tire-d’aile vers le seuil d’eau qui alimente le moulin, le chevreuil viendra brouter l’herbe, une oreille aux aguets, sensible aux moindres bruits, levant régulièrement la tête, sans cesse humant l’air puis d’un bond d’au moins deux mètres de haut, comme un ressort remonté à bloc, il s’enfuira.
Par-dessus l’eau du béal, une araignée a tendu un piège à une libellule qui s’attardait par là. Les chauve-souris maîtrisent leur vol, sillonnent l’air, zigzaguent en faisant la chasse aux moucherons.
La nuit est sombre, quelques lucioles brillent, d’autres « clignotent », preuve que l’été est là.
Je leur laisse la place, je rentre chez moi, ils sont chez eux.
Refrain
Esprit qui les fit vivre,
Anime leurs enfants
Anime leurs enfants
Pour qu’ils sachent les suivre.
…..
Ici, chaque pierre parle à qui sait l’ entendre.
Ici chaque arbre parle à qui sait le voir.
Ici la rivière murmure ou gronde selon les saisons.
Ici le ciel parle à qui sait le scruter.
Ici chaque porte s’ouvre sur un passé qui ne doit pas mourir.
Ici c’est l’esprit des anciens qui m’anime, c’est leur travail qui résiste
Ici, le cœur du hameau bat, rien ne s’effondre, tout est éternelle renaissance,
L’esprit cévenol qui me fait vivre.
Texte et photo : Monique Fraissinet
Nota de l’auteur : Ce texte évoque le chant « La Cévenole » (Paroles de R. Saillens & Musique de L. Roucaute), parfois appelée Marseillaise huguenote.
Ecrit par Monique Fraissinet, des Ateliers du déluge, pour le Club de Mediapart cet été 2020, ce texte est aussi publié ici. La proposition était de décrire un lieu aimé en lien avec une œuvre d’art, une sorte de diptyque où l’un et l’autre se feraient écho en toute subjectivité. C’est ainsi en tout cas que j’ai compris la proposition. Marlen Sauvage