…derrière le mur, la maison d’enfance ; la cour herbeuse au printemps, sèche l’été ; les graviers sous la plante des pieds dans les chaussures ouvertes, enlevés du bout des doigts, perchée sur une jambe, à huit ou dix ans, bousculée par les bourrasques du mistral qui gelait les joues l’hiver. Derrière le mur, la pompe à eau métallique au milieu de la cour, au col lisse à caresser en passant ; la meule de pierre ; les roses trémières qui frémissent encore ; l’angle du portail ; le figuier aux larges feuilles, délice des coccinelles ; la chênaie ; le pré vert, ensemencé de blé, de trèfle selon les années, jaune l’été ; coquelicots lumineux, bleuets tendres ; rouleaux de foin ; ballots de paille. Derrière le mur, le chemin de Mialouze, caillouteux, à la crête enherbée ; chênes verts ; genêts jaune d’or qui fouettaient les doigts ; écureuils furtifs ; chemin tampon entre la solitude de la maison et la route pour le village. Derrière le mur, champ de melons ou de lavande ; la ferme des Donnadieu ; le stop à l’endroit de l’ancienne voie ferrée ; le Lauzon ; le virage à droite. Derrière le mur, le fenouil sauvage dans les fossés ; la chapelle Saint-Jean ; le croisement avec la grand-route pour Saint-Paul-Trois-Châteaux ; la montée vers le village ; les maisons de pierre aux toits de tuiles romaines. Derrière le mur, la place de la mairie, l’hôtel de ville, son drapeau et ses grands escaliers ; l’épicerie du père Masbeuf ; la boulangerie ; l’école ; l’église ; l’arrêt de bus ; le café où jamais on ne mettait les pieds ; le stade de foot ; la patte d’oie avec la route pour Valréas et le collège ; le château de Montségur et les ruines où se perdre et se délecter de la légende de la princesse, morte dans une oubliette. Derrière le mur encore les voix perdues, enterrées, disparues, et se précipitent alors à la mémoire, sans chronologie, en masse, dans un chevauchement chaotique, les leçons qu’ânonnait la grande sœur sur un coin de table de la cuisine ; les comptines inventées par la plus jeune ; les cris époumonés de la mère pour que cessent les chamailleries, l’imitation du clairon par le Pater, le dimanche, du haut de l’échelle de meunier qui descendait dans notre chambre ; le feuilleton radiophonique quotidien mais impossible de se rappeler le moindre titre, le moindre acteur, rien d’autre qu’un son typique de ces années-là, une façon de parler peut-être, pourtant je revois l’appareil et les oreilles captives ; les informations du soir sur l’unique chaîne de télévision et le silence religieux des dîners ; le générique de feuilletons suivis sagement assises dans un canapé de Skaï marron – Thibaud ou les croisades et le galop des chevaux ; Rintintin et le son de la trompette ; Ma sorcière bien-aimée ; la voix off des Envahisseurs… ; L’Homme du Picardie et sa rengaine terriblement nostalgique, la lenteur du feuilleton, le sillage de la péniche ; la musique saturée des Incorruptibles et celle de Daktari aux djembés entêtants ; le concerto de l’Empereur sorti d’un 33 tours posé sur le Teppaz, qu’écoutait ma mère dans la pièce voûtée du rez-de-chaussée, et dans une explosion de couleurs et de frissons, la magie psychédélique d’Atom Heart Mother… Derrière le mur, l’enfance inaccessible, les images pétrifiées de ce qui a disparu dans une strate du temps, un environnement devenu étranger, car rien ne reste plus du passé, rien ne bouge, la vie semble avoir déserté la cour, il n’y a plus de meule, plus de fontaine, plus de figuier…©
La maison s’appelait La Gentone, elle se dresse toujours à un kilomètre environ du village voisin, Montségur-sur-Lauzon, sur la route de Clansayes, dans la Drôme. Elle reste le lieu de mon enfance. Depuis qu’elle a quitté la famille, je suis retournée la voir, silencieuse derrière sa clôture, et à chaque visite, j’ai pensé à ce livre troublant de Marlen Haushofer, Le mur invisible, adapté au cinéma par Julian Pölsler (je recommande les deux !). La proposition de Médiapart tombait donc à pic ! Dans le roman de Marlen Haushofer, l’héroïne se retrouve seule dans un chalet en pleine forêt autrichienne, après une catastrophe planétaire. Toute vie semble s’être évanouie en quelques heures derrière un mur invisible qu’elle découvre au cours d’une balade avec le chien de la maisonnée. Ses amis ont disparu après une course en ville et ne sont jamais revenus. On assiste donc au fur et à mesure des pages à l’aventure quotidienne d’une femme seule au milieu de la nature, accompagnée par quelques animaux domestiques, qui nous raconte dans un journal son combat contre la peur et la solitude. Vers la fin du roman, l’héroïne cède à l’optimisme malgré l’enfermement où elle se trouve « A présent je suis très calme. Il m’est possible de voir un peu plus loin. Je vois que ce n’est pas la fin. Tout continue. (…) Le souvenir, le deuil et la peur existeront tant que je vivrai et aussi le dur labeur. » Il y est aussi question d’une corneille blanche… chacun voit dans cette image ce qu’il souhaite voir. J’en retiens le côté étrange, surnaturel peut-être, l’idéal accessible grâce à l’imaginaire, et le fait de pouvoir par le rêve retrouver tout ce qui nous a construit et nous constitue encore, telles ces images d’enfance comme de maison.
Texte et photo : MS
Ce texte a été écrit pour le Club de Mediapart cet été 2020, et publié ici. La proposition était de décrire un lieu aimé en lien avec une œuvre d’art, une sorte de diptyque où l’un et l’autre se feraient écho en toute subjectivité. C’est ainsi en tout cas que j’ai compris la proposition. Marlen Sauvage