La tente
On a là une photo prise en extérieur, à contre-jour, un cliché surexposé donc compte tenu de la lumière blanche qui jaillit de derrière les arbres situés à l’arrière-plan. Des arbres hauts en plein cœur de l’hiver ou bien au début du printemps, sans couleur et sans feuillage. Une photographie prise par une belle matinée ensoleillée. Devant les arbres, un pré à l’herbe rase, brûlée par la neige de janvier. On devine cependant, aux différentes nuances de jaune que revêt la prairie, un verdoiement prochain. Sur la gauche, à l’avant-plan, une tente, fermée et isolée, d’une capacité de six personnes environ, est plantée dans le sol. La toile grise de l’objet nous ramène dans les années 60-70. Autour de la tente, le vide absolu. Pas de feu de camp éteint ni de restes de victuailles, de linge en train de sécher sur une branche ou une corde improvisée ni de déchets à évacuer. Rien. Vu l’avancée du jour, l’état de la végétation alentours et le désert environnant, on imagine sans peine que la tente est vide, installée là uniquement pour la photo. Pour promouvoir les Scouts de France d’après le sigle qui orne l’arrière de la carte, dans le coin en haut à gauche.

Partie
Elle s’en va. Elle est partie.
Jeune et seule, les bras chargés, elle est partie.
Elle aurait pu partir l’hiver, dans la neige froide et blanche, elle est partie en plein cœur de l’été, quand les corps se dénudent et bronzent sous un soleil radieux.
D’un pas décidé, elle a pris la route, sans se retourner, sans savoir ce qui l’attendait, elle s’en est allée.
Derrière la ligne d’horizon, loin, si loin.
Sans un regard, sans mot dit, sans grâce et sans prévenir.
J’aurais pu courir pour la rattraper, prendre sa main, la serrer très fort, ne plus la lâcher, faire un petit bout de chemin supplémentaire avec elle, l’accompagner.
Soulager ses épaules, porter avec elle un peu de tout ce qui l’encombrait.
Faire que la route soit moins longue et que ça passe plus vite.
J’aurais pu tenter de la retenir, la convaincre même de rester encore un peu, juste pour un moment.
Faire le tour de son visage avec mon doigt, l’imprimer, le tracer.
Enregistrer sa voix sur les sillons de ma mémoire.
Respirer son parfum, le fixer sur ma peau.
J’aurais pu mais elle est partie. Trop loin.

Paternité
Blanche avait épousé cet homme sur les conseils de son père, pour ne pas dire les ordres. De famille bourgeoise, Edouard était avocat, cultivé et passionné de marqueterie. Dans sa position, Blanche n’avait pas eu tellement droit au chapitre. Le mariage, précipité, avait eu lieu en l’église Notre-Dame-de-la-Prairie, par une belle journée printanière. Cinq mois plus tard, naissait Benjamin, nourrisson prématuré puis, quelques années plus tard, garçonnet malingre et chétif, couvé par sa mère, rejeté par son père, plus intéressé par ses meubles sculptés que par cet enfant dans lequel il ne se reconnaissait point. Et pour cause, il n’était pas de lui. Edouard avait accepté cette union en tout état de cause mais c’était Blanche qu’il désirait par-dessus tout, non son rejeton. L’état de santé fragile de l’enfant n’avait fait que confirmer son aversion pour la chose. Il avait fait en sorte par la suite que sa femme ne tombât plus jamais enceinte. La pauvre Blanche souffrait de la situation. Pendant les premières années, elle avait tout tenté pour rapprocher Benjamin de son père et inversement mais rien n’y avait fait. Toute activité commune se révéla un échec. Ces deux-là n’avaient décidément rien à partager, rien à se dire ni rien à faire ensemble. Tout cela aurait pu demeurer supportable si Benjamin n’avait atteint un jour l’adolescence. Tout échange de mots entre le père et le fils virait alors au conflit. Les repas s’achevaient en pugilat. De leur regard respectif jaillissaient des flammes de haine au moment où ils se croisaient dans un couloir, ce qu’ils évitaient de faire soigneusement à tous prix l’un et l’autre. Posture difficile à tenir sur la durée lorsque l’on vit sous le même toit et que se trouve entre nous la personne qui nous est la plus chère à chacun. Blanche vivait un enfer. Elle passait ses journées et ses nuits à tenter d’éviter le pire, une rencontre fortuite, des paroles malheureuses, des bris d’objets propulsés à travers la maison. Un après-midi, alors qu’elle venait de ramasser le linge sec sur la corde au fond du jardin, elle entendit des hurlements féroces provenant de la maison. Elle lâcha les vêtements qui s’éparpillèrent un peu partout sur l’herbe et se précipita vers le foyer. Là, sur le sol carrelé de la cuisine, Benjamin tentait de poignarder son père avec un couteau de cuisine long de 28 centimètres. Elle se saisit sans réfléchir d’une cruche qui se trouvait à portée de main sur la table et assomma son fils. L’objet contondant dégringola près de l’épaule gauche d’Edouard. La pauvre femme parvint à convaincre son mari de ne pas trucider le petit ni de déposer plainte contre lui. En revanche, il somma la mère de mettre son protégé à la porte de chez lui dans les plus brefs délais. Benjamin quitta le domicile familial le soir-même avec son sac sur le dos. Dès le lendemain, Blanche partit à sa recherche. Elle ne tarda pas à le trouver, frigorifié, à l’entrée d’une grotte. Elle lui procura une tente et l’aida à s’installer dans un pré non loin de là en attendant la suite. Et tous les deux jours, quel que soit le temps, en voiture ou bien à pied si la neige recouvrait la chaussée, elle portait à manger à son fils, en cachette d’Edouard qui, à présent déchargé de toute responsabilité paternelle, avait repris activement sa collection de fauteuils Louis XV.
Chrystel Courbassier
La proposition en 3 étapes était la suivante : à partir d’une carte postale tirée au hasard à chaque étape, décrire la première carte comme on le ferait pour un aveugle ; choisir dans la 2e un élément rappelant un souvenir ; et ajoutant la troisième aux précédentes, tisser un fil entre ces cartes pour inventer une fiction. Parmi les suggestions d’écriture, l’utilisation de la cataphore, celle du « il y a » ou encore la description à la Perec, pour la première. L’appui de Charles Juliet pour l’écriture du souvenir, et enfin la recherche de sa propre voix pour ce qu’il en est de la fiction. Marlen Sauvage