Cartes postales, Aline Leaunes

La carte postale

Sur le sol le cœur de la cible, autour,  plusieurs cercles  à égale distance  remplissent  un  rectangle blanc.
Lui, au cœur de la cible, lance vers le ciel, son corps, ses bras, ses mains qui tiennent un arc tendu avec une flèche à la pointe triangulaire . Les cercles sont noirs, l’homme en costume noir, les flèches noires, le sol de gravier, gris. Le bras tendu laisse voir un poignet  et une main fermée sur  l’arc. Sur  les cercles plusieurs flèches sont plantées,  il y en a six.

©Gilbert Garcin – Le Cœur de la cible, 1988.

Souvenir  

Assise sur un petit muret de pierres, je la vois, là sur cette photo aux bords dentelés, échappée à l’oubli, jaunie, vieillie, craquelée par le temps.
Et soudain tout remonte, ma mémoire s’enflamme, mes souvenirs se bousculent, mes mains tremblent, le temps en suspens.
C’est elle, je sais, c’est elle.
Elle m’a enveloppé dans son grand tablier  gris, je l’entends me  chanter, me murmurer  
« duerme… duerme… negrito qué tu mama…
Elle me cajole, elle me rassure, elle me dit de ne pas avoir peur, « je suis là n’aie pas peur, les cris dans la rue, c’est rien, c’est rien, ils sont sûrement  un peu en colère : la cavalcade que tu entends, c’est rien, c’est rien, c’est une course, c’est l’exercice du jour, ils doivent parcourir quinze kilomètres, sac à dos et avec  tout leur barda,  et le gros boum de tout à l’heure, c’est rien, c’est rien, c’est l’orage qui arrive, regarde comme le ciel est gris, écoute, écoute, on n’entend plus rien, tu vois c’est fini, ils sont partis.
Elle me serre fort dans ses bras tout maigres, dans la toile râpeuse de son tablier, elle sèche mes larmes et récite une prière d’une voix douce, je me colle à elle comme-si  je voulais disparaître, elle replie son grand tablier sur moi et je suis dans son ventre. Un parfum de cannelle et d’orange m’enveloppe, ses bras maigres m’enserrent et me bercent.

Longtemps, longtemps, j’ai gardé ce chant, ce mouvement, cette voix, ce parfum, et parfois, comme ce soir, ils me reviennent comme ça, par effraction, me bousculent et je chavire entre malaise et bonheur.   

J’ai cinq ans je m’appelle Louise, Elle, elle a trente ans, une grosse bosse dans le dos et elle s’appelle Aurélie.  

©Jacques Dubois – Les Auvergnats. Garder les vaches. Le premier travail de la vie est aussi le dernier. Sériers, Cantal, 1988.

Fiction 

Vouloir comme un forcené insensé, retrouver ce lieu, ce château accroché au rocher, que le temps, que la pluie, que le vent, que l’oubli a défiguré.
Voilà trois heures qu’il marche, qu’il court, qu’il grimpe, tout n’est que parois abruptes et roches anguleuses, retrouver le petit sentier qui le mènera là haut ou ses rêves un jour se sont fracassés.
C’était un beau jeune  homme, fringant, brillant, élégant, un peu voyou, un peu canaille, toujours à l’affût d’un coup d’avance, d’une extravagance qui épaterait son hameau là-haut perché ou jamais rien ne se passe, disait il.
Il se souvient très bien du jour ou ils sont arrivés, encombrés d’une roulotte, d’enfants, de femmes aux jupes traînant sur le sol, aux incantations de cette vieille femme lui prédisant un bel avenir sur les routes avec eux.
Depuis ce jour là, il ne rêvait que de partir.

Partir, partir, retrouver cette troupe qui l’avait tant ébloui.
Et un jour, il est parti, il a fui, il a abandonné son hameau.

Si les retrouvailles ont été hésitantes avec cette bande déjà bien rôdée au spectacle, au jeu de dupe, lui il a vite trouvé sa place, son arc en bandoulière, ses flèches en protection, il sera dans cette troupe carnavalesque, Gratien le tireur de flèches, le Guillaume Tell de la troupe, mais lui ce sera sur cible vivante.

Voilà c’est dit.

Ah ! ces moments de frissons, quand la cible se met sur sa croix, que l’archer joue sa partition avec panache, maestria, en surjouant sur tous ses gestes, avoir le sens du détail au millimètre près, vouloir montrer son élégance, prendre son temps et faire monter le frisson dans la salle.
C’est lui, c’est tout lui en gros titre sur l’affiche 

                      GRATIEN  LE MAGICIEN et sa  FLECHE D’OR

Le bonheur à portée de main, pour lui qui voulait vivre sa vie avec frissons, vivre sa vie chaque jour avec frissons, voilà c’était ça. Longtemps, longtemps, il a joué, joué avec les flèches, joué avec les filles, avec les femmes, joué avec les hommes, avec le jeu, l’argent, une vie ou tout est a croquer.

Mais voilà…

Ce soir là,   il n’a pas senti sa main qui tremblait, il n’a pas senti ses yeux qui cherchaient, il n’a pas senti son cœur qui jalousait, il n’a pas senti sa raison qui chancelait,  la flèche au mauvais endroit et sa vie qui se fracassait.

Comme un forcené insensé, il marche, il court, il grimpe, il cherche.  

Aline Leaunes

La proposition en 3 étapes était la suivante : à partir d’une carte postale tirée au hasard à chaque étape, décrire la première carte comme on le ferait pour un aveugle ; choisir dans la 2e un élément rappelant un souvenir ; et ajoutant la troisième aux précédentes, tisser un fil entre ces cartes pour inventer une fiction. Parmi les suggestions d’écriture, l’utilisation de la cataphore, celle du « il y a » ou encore la description à la Perec, pour la première. L’appui de Charles Juliet pour l’écriture du souvenir, et enfin la recherche de sa propre voix pour ce qu’il en est de la fiction. Marlen Sauvage

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