La neige en décembre. Points de vue, Monique Fraissinet

Photo : Monique Fraissinet
  • de l’enfant :

 Ouah ! t’as vu la neige ce matin, c’est ouf tout ce qui est tombé ! on va pouvoir faire des bonhommes de neige, on pourra pas aller à l’école, le ramassage y va pas passer, le chemin n’est pas déneigé, ils sont où mes après-ski, dis ? Tu les a mis où, maman, mes après-ski ? Jonathan est impatient, il trépigne, s’il ne trouve pas ses après-ski il va sortir avec ses baskets, il enfile précipitamment sa doudoune bien chaude, son bonnet, les gants, il ne les trouve pas, et hop, il claque la porte en sortant.

Une première boule qu’il fait grossir en la roulant sur le sol laissant derrière elle la trace verte de la pelouse, les doigts s’engourdissent, peu importe, il veut le faire ce bonhomme de neige. Il porte une poignée de neige à la  bouche, goûter la neige, fade, aucun intérêt mais il a goûté.

Jonathan n’a plus assez de forces pour rouler le gros corps du bonhomme, il demande de l’aide. Sa mère rechigne à sortir. Il s’en doutait, les grandes personnes n’aiment pas la neige devant la maison, elles l’attendent, l’adorent et la vénèrent seulement sur les pistes de skis. Allez comprendre.

  • du journaliste du Journal régional de la mi-journée

Ce matin une quantité de neige est tombée sur le nord de la Lozère, vingt à quarante centimètres par endroits, (balayage de la caméra sur un paysage enneigé), la préfecture a annulé les transports scolaires, les routes secondaires sont difficilement praticables et quelques automobilistes se retrouvent dans le bas-côté, des dégâts matériels seulement (balayage de la caméra sur un véhicule en mauvaise posture dans un fossé), les services de l’autoroute ont été activés très tôt dans la matinée, les chasse-neige ont dégagé les voies dans les deux sens de la circulation, (rushes de la caméra sur l’autoroute, on distingue les phares brillants des véhicules dans le paysage de brouillard). Place au bulletin météo (en arrière-plan on aperçoit quelques chevaux qui se protègent sous les arbres, de la couleur au milieu d’un linceul blanc). Deux petites minutes se sont écoulées.

  • du journaliste du Journal météo du 13 heures

La France s’est réveillée sous la neige, des quantités importantes sont tombées sur les massifs atteignant jusqu’à 80 centimètres à 1800 m d’altitude. Une bande neigeuse traverse la France depuis les Pyrénées, passant par la Massif Central jusqu’aux Ardennes (rushes de la caméra sur quelques sommets. (A se demander si les vues datent du jour), quand l’invité du jour, un spécialiste de météo France déverse ses connaissances sur les tempêtes de neige comme s’il était étonné que la neige tombe en décembre.

Photo : Monique Fraissinet
  • de l’employé communal

Il n’a pas regardé les prévisions météo pour le lendemain, enfin c’est ce qu’il dit, il n’a pas pris son service à cinq heures du matin comme il est prévu en cas de chutes de neige, il avait bien pensé à préparer l’étrave pour le chasse-neige mais il ne l’avait pas placée sur le tracteur, d’ailleurs le chef n’en avait pas parlé, et puis il s’était servi du tracteur pour faucher  les bas-côté des chemins avec l’épareuse, il ne peut pas être partout. Le portable sonne, le maire au bout du fil, les gens se plaignent, ils veulent sortir. Pourquoi s’agacent-ils autant. C’est toujours comme ça, la neige a une influence sur les nerfs des gens et tout devient urgent, très urgent.

Il n’est pourtant que huit heures, et officiellement le jour se lève à huit heures onze.

  • du photographe

Les massifs du Jura sont enfin recouverts de neige en ce début de décembre, ce qui ravit Lionel, photographe animalier. Il attend ce moment précieux où les empreintes du lynx sont visibles sur le sol. Il part dès le lever du jour vers la piste forestière qu’il a suivie l’hiver dernier. Marcher dans le silence, en silence pour ne pas déranger le félin, le capturer dans l’objectif, et quand il le voit, allongé sur un tapis de feuilles mortes, sous une avancée de rochers lui servant d’abri, il a  plongé ses yeux dans les siens, des secondes inoubliables. Des photos en rafale, des zoom qui figent cet animal sur la carte mémoire de l’appareil de Lionel. 

Il a ouvert grand la gueule, un bâillement tranquille, il se lève, il est haut sur pattes, il me tourne le dos, il part. Sa démarche ondulante, son pelage roussâtre, tacheté de gris, les touffes de poils sombres allongeant ses oreilles, il marche délicatement sur le sol immaculé, ce qui ne facilite pas le travail de Lionel qui ne baisse pas les bras, espérant déceler de nouvelles empreintes si difficilement décelables. Une passion débordante pour Lionel qui occupe ses journées hivernales à identifier des traces quand la neige est le plus précieux des livres d’observation. 

  • des passereaux

Mésange à tête bleue, charbonnière, chardonneret, rouge-gorge, sittelle torche-pot à la poitrine rousse, aux ailes et dos bleu gris,  petit moineau commun et moineau friqué, tous patientent en voletant près de la mangeoire suspendue à la tonnelle, d’aucun ne voulant laisser sa place au voisin, chacun défendant son tour à petit coup de bec, chaque petit voleur de graines déguerpissant fissa  avec une graine dans le bec. Un petit coup d’aile jusque dans le prunier et la graine tenue habilement dans les doigts si fins du petit passereau est soigneusement décortiquée avant d’être avalée. Et le manège reprend, il ne s’arrêtera pas tant que la neige recouvrira le sol, tant ces petits corps frêles ont besoin de graisse pour survivre au froid. Ils laissent au sol leurs fragiles empreintes à trois doigts. 

Plus loin, dans le verger en contre-bas c’est le merle noir qui se délecte de la chair des pommes oubliées au sol. 

  • du futur père

Il avait neigé, beaucoup, du vent, des congères, un thermomètre à moins dix degrés quand la mère, un peu avant l’aube, a ressenti les premières douleurs. C’est leur premier enfant, il faut attendre quelques heures, des heures longues. En début d’après-midi, il est temps pour le futur père d’aller chercher la sage-femme. Il roule dans la neige gelée, le vent s’engouffre sous son pardessus trop peu protecteur dans ce froid glacial, il a la tête protégée par un passe-montagne, les flocons lui cinglent le visage, ses yeux souffrent, des larmes de froid coulent sur ses joues, ses moustaches blanchissent. Seules ses mains sont tenues au chaud dans des doubles gants.

Les pneus de la vieille moto Gnome et Rhône adhèrent mal au sol, cet engin n’est pas fait pour rouler sur la neige. Le futur père doit avancer coûte que coûte, il doit avertir la sage-femme, elle doit être là avant qu’il ne soit trop tard, lui, le futur père ne saurait pas, il ne faut pas que la panique le gagne, il doit faire preuve de beaucoup de prudence et en même temps, le temps presse. La neige tombe, tombe de plus en plus drue et le vent ne faiblit pas. Quarante minutes pour parcourir six  kilomètres. Après avoir mis le pied à terre de nombreuses fois pour ne pas laisser basculer la bécane au sol, il arrive au but, la sage-femme est chez elle, elle va prendre un taxi, pas d’inquiétude, tout va bien se passer. Elle rassure le futur père qui reprend le chemin en sens inverse.

Ingratitude de ce mois de décembre. Elle est née à seize heures. Il neigeait toujours.

  • de moi-même

Une clarté inhabituelle depuis la fenêtre de ma chambre, la neige est tombée cette nuit. J’ai doublement envie de rester bien au chaud sous la couette, de prendre un livre, de savourer ce temps sans me préoccuper d’un emploi du temps, d’ailleurs je n’ai pas d’emploi du temps aujourd’hui, c’est mieux comme ça, parce que la neige m’a longtemps stressée quand il fallait prendre la route. 

La tâche que j’accomplirai quand j’aurai décidé de sortir du lit sera d’allumer le feu, un bon feu de bois, m’allonger sur la canapé, la musique, un livre1, un livre qui parle du grand froid du canada, du Québec, d’un peuple bafoué, du passé et du présent, de luttes, de rêves brisés et de l’immensité de ce territoire. Un livre lu d’un trait en ce premier jour de neige. 

La neige a fondu, je ne suis pas sortie, j’ai pris un plaisir immense à m’entourer de tous ceux pour qui la neige n’a pas la même résonance et je vous ai écrit.

J’avais oublié. Nous sommes confinés.

Monique Fraissinet

2 commentaires sur “La neige en décembre. Points de vue, Monique Fraissinet

  1. m’a rappelé une amie (perdue de vie depuis longtemps) qui avait accouché dans la voiture bloquée par la neige dans les Monts d’Ambazac (les petits monts)… le père était très fier

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