
Comme bien d’autres maisons, celle-ci l’avait séduite par son dehors : les pommiers cinquantenaires alignés, palissés, dans le terrain carré à l’arrière du pavillon, qu’il fallait dépasser pour découvrir le petit potager à l’abandon ; les rosiers remontants et leurs roses anciennes fleuries en ce début de juin ; le massif de noisetiers qui aurait mérité une taille douce – mais la propriétaire déjà veuve venait de mourir et le jardin n’avait plus été entretenu depuis des années. Un mur grillagé dans sa partie supérieure le séparait de la maison voisine. Elle se souviendrait toujours du regard que l’homme jeta sur elle lors de sa première visite avant de retourner se courber sur ses semis.
Depuis qu’elle y vivait, de nombreux aménagements avaient totalement transformé le pavillon des années trente, en pierre meulière, « très imperméable, à l’abri de l’humidité » (paroles d’agent immobilier). Elle avait fait tomber la plupart des murs intérieurs pour disposer de pièces d’un seul tenant – cuisine américaine, salon, séjour – dont elle avait aussi modifié l’implantation, et avait préféré une grande chambre aux deux petites installées au rez-de-chaussée ; entièrement démoli la salle de bains pour en faire une salle d’eau à l’italienne, à la robinetterie rutilante ; agrandi les ouvertures ; redonné vie à la vieille cheminée. A l’étage également, deux chambres sous les combles disposaient maintenant d’une salle de bains moderne – là où une baignoire sabot avait provoqué les exclamations de ses neveux –, d’un éclairage naturel venu d’un puits de lumière, de miroirs en pied. Il ne restait que ce parquet foncé qu’elle désirait encore enlever et ce dressing à installer sous la partie la plus basse du toit, mais d’une hauteur suffisante, dans la chambre qu’elle occupait.
On était au 9 de la rue des Clottins, dans une petite bourgade du nord de Paris, proche de la gare, de petits commerces, dans une zone essentiellement pavillonnaire. Accolée au mur droit de la maison, une extension au volume irrégulier, aujourd’hui esthétique, agrandissait la superficie de base. L’entrée de la quincaillerie qui s’était tenue là durant des dizaines d’années avait fait place à un patio carrelé garni d’une multitude de plantes, séparé par une porte vitrée d’un immense bureau parqueté – l’ancien magasin –, agrémenté au sol de sisal, aux murs couverts de livres, de boîtes d’archives, d’objets glanés au cours de voyages, s’étageant à près de cinq mètres de haut jusqu’au toit. Dans le prolongement de ce bureau, un peu en contrebas, une véranda aménagée en salon d’hiver ouvrait sur le jardin où elle se trouvait ce soir-là, admirant de l’extérieur le parquet couleur capucine, d’un orange qui réchauffait la pièce au soleil couchant.
En ce soir d’été, le voisin devenu veuf depuis qu’elle s’était installée six ans auparavant, lui avait offert par-dessus le grillage une salade, un bouquet de persil et quelques premières feuilles d’épinard. C’était un peu leur rituel, ces échanges de légumes après une discussion ou pour l’engager. Elle-même avait renoncé à l’entretien d’un jardin potager, faute de temps à y consacrer, et ne cultivait que roses, pivoines et camélias. Il venait de l’inviter à prendre l’apéritif et elle pensait en ce moment-même aux conseils qu’il lui prodiguerait pour les prochains travaux. Elle inversa donc la proposition et retournant sur ses pas, lui demanda de se joindre à elle pour partager une bière et quelques rondelles de saucisson. L’homme approchait les soixante-dix ans et s’activait toujours dans son appentis, bricolant à toute heure, ou veillant sur fleurs et plantations, entretenant les haies de son terrain pour y abriter les oiseaux et les hérissons. Il avançait un peu voûté – l’arthrose, disait-il, l’avait rattrapé – pourtant l’ancien peintre en bâtiment ne rechignait jamais à donner un coup de main aux voisins qui en avaient besoin. Quelques instants plus tard, il se présenta chez elle comme à son habitude en bleu de travail, un sourire jovial aux lèvres. Elle pensa qu’elle avait apprivoisé son regard…
Une chope à la main, ils montèrent jusqu’à la chambre où elle exposa son projet d’aménagement. Il s’obstinait à regarder par la fenêtre, vers la zone industrielle, aussi lui fit-elle remarquer que là, comme dans la pièce du rez-de-chaussée qui donnait du même côté, mais plus encore ici, elle appréciait le double vitrage. Le ronronnement des énormes frigos la nuit l’avait dérangée durant les premiers mois de son installation. A sa moue, elle supposa qu’il la trouvait un peu chochotte, ou qu’il jugeait inconvenantes les dépenses engagées dans ce pavillon, il hochait la tête d’un air peu convaincu devant les matériaux utilisés, dont elle soulignait le caractère écologique mais qu’il trouvait hors de prix. De son poing, il tapotait les cloisons, appréciait les huisseries, s’interrogeait à voix haute sur la nécessité d’avoir automatisé l’ouverture et la fermeture des persiennes et en revanche, appréciait le travail entrepris sur les poutres des plafonds. « Alors c’est quoi ce que vous voulez faire encore ici ? ». Elle avala une gorgée de bière avant de répondre dans un sourire que le vieux plancher n’était pas à son goût. « Quoi, du chêne ? Pas de votre goût ? Mais vous n’en retrouverez plus d’aussi beau ! Suffit de le poncer, je vous le fais si vous voulez. » Mais elle ne voulait pas, et argumenta pour un sol plus moderne, un parquet flottant beaucoup plus clair que ce chêne foncé, alla chercher quelques échantillons qu’il regarda d’un air distrait, évoqua l’idée d’un dressing dans le fond de la chambre. Il haussa les épaules et bougonna. « Moi je ne ferais rien de plus ici… » Mais elle tenait à son dressing et n’avait nul besoin de son aval, aussi lui demanda-t-elle s’il serait libre un jour prochain pour l’aider à démolir la cloison.
Elle avait déplacé les meubles dans la chambre voisine, posé la caisse à outils à même le sol, monté un escabeau, des sacs à gravats, des chiffons, une masse, un pied-de-biche, un balai, une pelle, avait branché la radio, et attendait assise en tailleur que son voisin la rejoigne. Il était 8 heures du matin quand il débarqua, en bleu de travail. Ils s’échinèrent sur la cloison jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Malgré la poussière avalée pendant une heure, il refusa le verre d’eau qu’elle lui proposa et s’accouda au rebord de la fenêtre tout en regardant au loin. Il lui raconta le paysage d’avant, des années trente, quand il vivait ici enfant avec ses parents, puis avec sa première femme bien des années plus tard. Il se souvint du couple de voisins qui habitait cette maison-ci, des commerçants qui avaient ouvert un bazar dans cet appendice transformé aujourd’hui en bureau, et où ses enfants venaient acheter confiseries et gâteaux conservés dans de gros bocaux sur le comptoir. Elle ne l’avait jamais entendu parler aussi longtemps. « Bon, on attaque le plancher maintenant ? » Il se retourna, et elle le vit très nettement déglutir, blanchir puis se ressaisir. Troublée, elle l’interrogea sur son état de santé. Mais il s’excusa et s’empara du pied-de-biche. Elle empilait les lattes au fur et à mesure, tentant de reprendre la discussion mais il ne répondait plus que brièvement. A la question de savoir ce que signifiait « les Clottins », il répondit que jusqu’au siècle dernier, cette zone n’était que jardins entourés de palissades, de haies, de murets… D’où sans doute, ce terme de clottins, mais il ne garantissait rien et sur ce, il se tut pendant la demi-heure qui suivit, enlevant avec dextérité les lames clouées, dont il vérifiait la qualité de temps en temps, d’un geste rapide, voire fébrile. Elle l’observait avec un brin d’inquiétude. Quand elle entendit sonner 10 h 30 au clocher du village, elle descendit chercher pain, fromage et pâté qu’elle lui proposa de façon presque autoritaire. Il sourit, levant vers elle son regard bleu, évoquant les pauses durant les chantiers, le vin rouge dans les bouteilles d’un litre, étoilées, que l’on rapportait à la consigne. Il ne s’était jamais adonné à l’alcool, précisait-il, non, pour ça, il avait toujours été correct. Il lui sembla que sa voix se brisait légèrement, mais il se reprit et la questionna sur son métier, sur sa vie en solitaire. « Une jolie fille comme vous, sans mari, sans enfant, c’est pas normal ! » A son tour de ne rien répondre.
Elle lui tournait le dos quand elle entendit un soupir bref, comme expulsé sous le coup de l’émotion. Il tenait dans ses mains un objet entouré de papier journal, et vacilla sur ses genoux. « Michel, que se passe-t-il ? » Il s’écroula sur le sol. Le tapotant sur la joue, elle l’exhortait à retrouver ses esprits. Il avait le visage blême, respirait trop doucement, elle prit peur, le mit en position latérale de sécurité et courut en bas appeler les secours. Elle remonta près de lui toujours évanoui, déroula le journal vieilli et découvrit un pistolet de petite taille, noir et gris. L’objet tomba de ses mains tremblantes. Mais elle retrouva son sang-froid et le cacha immédiatement dans la boîte à outils juste avant que les pompiers n’arrivent. Ils embarquèrent Michel jusqu’à l’hôpital le plus proche. Elle ne pensait plus qu’au révolver.
C’était un pistolet Manufrance, elle en reconnaissait le sigle sur la poignée noire, le M majuscule dont la jambe droite constituait la barre verticale du F, le tout entouré d’une couronne de lauriers. Un modèle compact très léger… Pour elle, cachée ici sous le plancher, c’était l’arme d’un résistant qui avait refusé de la rendre comme l’exigeaient les autorités après la Seconde Guerre mondiale. Un appel téléphonique à son grand-père maternel confirma son hypothèse. Après qu’elle eût renseigné les dimensions de l’engin et du canon, décrit les plaquettes finement quadrillées, il lui précisa qu’il s’agissait très probablement d’un pistolet automatique, un modèle dit Le Français, un 6,35 mm d’environ 300 g, issu de la manufacture d’armes de Saint-Etienne, très utilisé par la Résistance durant cette période de l’histoire. Et, en l’occurrence, non neutralisé : il pouvait donc encore fonctionner. Elle n’avait pas retrouvé de cartouches, mais il restait encore une bonne partie du plancher à enlever ! « Quelqu’un ici a dû être membre d’un réseau et pour des raisons sentimentales ou patriotiques, a conservé clandestinement ce pistolet… ce qui finalement est plutôt une bonne destinée pour une arme de maquisard ! », avait conclu son grand-père. Et plus sérieusement, il avait ajouté : « Tu détiens donc illégalement une arme de guerre, ma chérie ! » Qu’en faire ? Si elle n’affectionnait pas spécialement les armes à feu, elle n’en avait pas non plus une peur telle qu’elle craignît de la conserver chez elle. Elle décida donc de ne rien décider, trouvant même plutôt amusant que sa petite maison ait abrité pareil trésor durant d’aussi longues années.
En revanche, que le malaise de son voisin semblât lié à cette découverte la tracassait. Elle comprenait mal ce qui pouvait l’avoir mis dans cet état. Un souvenir dramatique de cette époque ? Ou cela n’avait-il été que coïncidence ? Elle avait surpris les prémisses d’un malaise lui semblait-il… Ayant fourni aux pompiers les coordonnées de Myriam, la fille de Michel la plus proche géographiquement, elle espérait que celle-ci ait pu se rendre à l’hôpital. Alors qu’elle pensait à l’appeler pour prendre des nouvelles de son père, elle rassembla les feuilles de journal jauni qui emballaient le pistolet et tomba en arrêt devant une photo en noir et blanc d’un pavillon des années trente tels qu’il s’en était beaucoup construit dans cette banlieue nord de Paris et ailleurs. Un pavillon comme le sien. Elle était certaine de le reconnaître. C’était celui situé au 7 de la rue des Clottins, celui qu’occupait Michel. On distinguait dans le prolongement de la maison la proéminence de la quincaillerie voisine – sa propre maison aujourd’hui – dont on pouvait d’ailleurs lire les premières lettres de l’enseigne et apercevoir la grille de la vitrine. En légende de la photo était mentionné : Le pavillon du crime. Elle sursauta. Elle lissa de ses mains le journal froissé pour parvenir à lire le fait divers raconté dans la demi-colonne, qui annonçait la suite de l’enquête menée dans la petite ville de M. après le meurtre non élucidé de Madame Suzanne A. C’était son fils de dix ans, Alain qui, rentré de l’école avait prévenu les secours. Alain… le prénom du fils aîné de Michel… ou plus exactement de Suzanne. Son cœur battait à tout rompre, elle chercha la date du journal et découvrit qu’il datait de… 1954 ! D’après les premiers résultats de l’enquête, la mère de l’enfant avait été tuée le jeudi précédent en début d’après-midi d’une balle de révolver, la maison ayant été retournée, laissant imaginer un cambriolage, quelques économies avaient été subtilisées ainsi qu’un coffret de bijoux et ni le criminel ni l’arme du crime n’avaient au moment de l’article été retrouvés. On racontait encore que les voisins les plus proches avaient été entendus dans les locaux de la gendarmerie, et lavés de tout soupçon, disposant à cette heure de la journée d’un alibi de poids : ils déjeunaient comme chaque jeudi au café de la gare, en compagnie du maire du village, et n’ouvraient leur magasin qu’à 15 h 30.
Marion savait que Michel devenu veuf avec deux garçons de 10 et 4 ans, s’était remarié à la fin des années 50. Son corps était traversé d’un long frisson. Lui revint en mémoire le regard de Michel lors de sa toute première visite avec l’agent immobilier : elle s’était demandé pourquoi cette insistance à la dévisager de l’autre côté de la haie du jardin. Il y avait six ou sept ans de cela, elle en avait conclu qu’il était bien normal de s’inquiéter de ses nouveaux voisins. Aujourd’hui, elle décelait autre chose dans ce regard, dans le souvenir de ce regard… Elle comprenait mieux pourquoi Michel avait tellement vanté la qualité du parquet de chêne, pourquoi il avait été réticent à le démonter… Bref tout lui semblait clair à présent. Elle ne parvenait pourtant pas à comprendre comment l’arme du crime avait pu se retrouver cachée sous le plancher… Avec la complicité du quincailler ? Le couple était mort, la veuve ayant rejoint son mari dans la tombe dix-huit mois auparavant…
« Mais qu’est-ce que je raconte ? Où est-ce que je divague comme ça ? Qui me dit qu’il s’agit de l’arme du crime ? Tu es complètement folle ma pauvre fille ? » se morigéna-t-elle en replaçant le révolver dans son emballage d’origine.
Une fois le parquet entièrement démonté, elle y avait passé des heures, sans trouver d’ailleurs de cartouches ni de balles, elle dîna d’un morceau de fromage et de pain. Dans son lit, elle poursuivait malgré elle ses élucubrations quant à l’histoire du meurtre, ne voyant décidément pas en Michel un assassin potentiel. Mais qui saurait jamais ce que cachait une personnalité, une vie, quels secrets les uns et les autres emportaient dans la tombe ? La réponse à cette énigme lui parvint le lendemain soir avec la visite de Myriam. Née du deuxième lit et seule enfant du nouveau couple, Myriam souffrait de dépression chronique depuis la mort de sa mère deux ans auparavant. Bien que mariée, mère elle-même, elle ne parvenait pas à « tenir debout », expliquait-elle dans un désordre de gestes et de grimaces. L’appui inconditionnel de sa mère lui manquait. « Mais vous avez votre père, Myriam, il est si seul… » Myriam raconta ce qu’elle n’avait pas connu ou dont elle n’avait que des souvenirs lointains : l’homme jaloux du premier fils de Suzanne, le père trop jeune qui avait eu son premier enfant à dix-neuf ans l’année de sa rencontre avec elle – sa tendresse excessive pour elle qui l’avait éloignée de la fratrie, les horreurs débitées par les frères au moment de la mort de sa propre mère, insinuant que « les meilleures partaient toujours en premier. Papa en avait été malade, il aimait ma mère, elle l’avait sauvé du pire. C’était une femme exceptionnelle. » Du pire ? « Oui, du suicide après la mort de Suzanne dans des circonstances terribles (Marion approuva malgré elle), tuée d’une balle de révolver en plein cœur… Son adorée, tuée par un… par un… maquisard. » Un homme qui s’était livré à la police une quinzaine de jours après le meurtre.
Marion apprit alors le passé de Suzanne, tondue, la croix gammée peinte sur le crâne, Suzanne ayant échappé à un lynchage, « la pauvre, tout cela pour avoir aimé un Allemand » répétait Michel quand il en parlait à sa seconde femme… « Pour lui avoir livré un homme », répliquait alors celle-ci. « Suzanne avait cinq ans de plus que mon père, mais elle était pour lui une femme-enfant, et il jugeait qu’à dix-huit ans, dans la tourmente de la guerre, elle avait payé suffisamment pour cette faute de jeunesse, ayant dû fuir à Paris à la première occasion, loin de son village, loin de sa famille. » Mais un ancien résistant l’avait retrouvée, traquée, tuée chez elle… la guerre n’était pas encore si loin… Michel avait eu à affronter l’opprobre du village. Suzanne avait jeté le doute sur lui, mais il ne lui en avait jamais voulu. Les deux garçons en revanche lui avaient toujours reproché de ne pas avoir fui, d’avoir subi le regard gêné des autres enfants quand ce n’était pas leur cruauté. Myriam confirma le passé de résistant de l’ancien quincailler, voisin du couple. Ainsi le malaise de Michel s’expliquait-il. Il n’avait pas déballé l’arme… C’était la seule vue du journal qui avait provoqué son évanouissement, la confrontation avec un souvenir dramatique conservé par un voisin qui avait connu la victime, sa Suzanne… et peut-être aussi d’ailleurs le meurtrier… Qui sait quel secret on emporte dans la tombe ?
Texte et photo : Marlen Sauvage
Ce texte appartient à une série de fictions intitulée Secrets de maisons, publiée sur le site des Cosaques des Frontières en novembre 2016.