
Comme tous les vendredis soirs, Ines arrive à la médiathèque, deux livres dans son sac. Toutes les semaines elle en emprunte deux qu’en général elle dévore. Il est rare qu’elle ne les ait pas terminés. Comme d’habitude elle traîne devant la table où les nouveautés sont exposées, jetant un coup d’œil par-ci par-là, attirée par les couvertures. La photo, le dessin, les couleurs sont très importants. Cela doit la tenter, lui donner l’envie d’ouvrir le livre, d’aller plus loin. Alors seulement elle en saisit un, regarde le titre, le retourne afin d’en lire la quatrième de couverture, le résumé, le nom et la présentation de l’auteur. Celui-ci aussi a une grande importance pour elle, car son style d’écriture doit lui convenir, elle sait être incapable de finir certains romans du fait de l’écriture. Mais aujourd’hui son regard est attiré par un flyer jaune rectangulaire plus long que large, en papier glacé ; sur lequel sont écrits en majuscules noires, grasses, ces quelques mots : « Osez écrire, osez être publié » et dessous, en italiques plus fines : « Tentez votre chance ». Au dos, une dizaine de lignes expliquent le but de l’éditeur, donnent le site où trouver les modalités. On s’adresse à des écrivains amateurs, il ne s’agit pas d’écrire quelques lignes mais si possible un vrai roman. « Osez être lu ! De vraies pépites se cachent dans vos tiroirs, vos disques durs, osez, envoyez-les nous. » conclut-il.
Ines repose le flyer, ce n’est pas pour moi pense t’elle. Nonchalante, rêveuse, elle part dans les rayons chercher des livres pour la semaine. Elle en sort un puis le repose, elle a beau lire le titre, le résumé, sa pensée est ailleurs, ce flyer occupe son esprit. Dans son ordinateur il y a un roman écrit à partir de l’histoire de son adolescence. Elle a mis le point final il y a déjà un bon mois, mais jamais elle n’osera. C’est prétentieux de croire que les états d’âme d’une gamine pourraient intéresser un lecteur potentiel. De plus très vite celui-ci, s’il la connaissait, saurait qui est l’auteur. Tout le monde connaîtrait les problèmes qu’elle a rencontrés entre 14 et 18 ans car écrire c’est se livrer un peu, parfois beaucoup, c’est se libérer et même se mettre à nu. Non ce n’est pas possible jamais elle ne l’enverra. Son choix se fixe sur deux romans dont elle ne se souvient déjà ni du titre ni de l’auteur. En sortant ses pas s’arrêtent une nouvelle fois devant la table, son regard est aimanté, le flyer occupe tout son champ de vision. Elle jette un coup d’œil à droite à gauche, comme une voleuse, il ne faudrait pas que quelqu’un la voit et conclut à sa participation… Elle se décide enfin et glisse d’un geste rapide la feuille au fond de sa poche.
Une fois arrivée à la maison Ines ressort ce précieux papier, le défroisse de la paume de la main et le range dans le tiroir de son bureau. Il n’est pas l’heure de la rêverie. Tout le monde est gai ce soir à la maison ; chacun, du plus grand au plus petit raconte sa petite histoire si bien que la soirée passe sans que ce flyer n’occupe son esprit. Une fois que toute la maison dort, il lui saute au visage, alors quoi, qu’attend t’elle ? est elle trop orgueilleuse ? trop complexée ? Et si elle essayait ? Sous un pseudonyme, personne ne le saurait ? Elle l’enverrait par mail avec une adresse où il n’y aurait pas son vrai nom. Personne ne pourrait se moquer ou lui faire une remarque… même la maison d’édition ne saurait pas qui se cache sous ce pseudo. Elle s’endort mais rêve : d’un clic le texte est parti, quelques jours après une réponse arrive dans la boîte secrète, l’éditeur est emballé, veut la rencontrer. Oh ! certes c’est une toute petite maison d’édition mais quand même. Il y a bien sûr quelques retouches à faire mais ce roman est agréable, intéressant et peut fort bien être publié. Ines accepte, son nom ne doit pas être dévoilé, ni sa photo publiée, que son histoire soit un best-seller ou fasse un flop, elle restera anonyme. Un pseudonyme est choisi. La couverture, cette photo qui a tant d’importance, ces couleurs qui doivent attirer le regard, le titre qui doit interpeller. Elle corrige, re- corrige, enfin ça y est le livre est publié ! C’est un succès tout le monde veut connaître l’auteur, la télévision souhaite la faire participer à une émission littéraire. Jamais elle n’acceptera d’être reconnue. Son éditeur trouve un compromis : un simple interview avec une radio nationale, ils se retrouveront dans un café. Quand elle arrive ils sont déjà là tous les deux confortablement assis dans des fauteuils de velours côtelé marine, devant une table de bois clair, un troisième siège vide l’attend. Elle hésite, n’ose pas pousser la porte, c’est alors que son éditeur l’aperçoit, lui fait signe et se lève pour l’accueillir. Malgré elle, elle pousse la porte, le carillon retentit, elle sursaute… c’est son réveil. Ouf ! ça n’était qu’un rêve.
Elle appuie sa tête contre l’épaule de David. « Dis donc quelle nuit ! dit il, tu n’as pas arrêté de rêver, de parler tantôt cordialement, tantôt irritée. Que se passe t’il ? tu as un problème ? » « Non non tout va bien, j’ai dû avoir trop chaud. » »Arrête je te connais, quelque chose te tracasse. » Ines n’a jamais su lui mentir. Il sait qu’à ses moments perdus elle écrit, il sait qu’un roman est caché dans son ordinateur. Il ne pensait pas qu’il était achevé. Alors elle lui parle du flyer et raconte son rêve. « Pourquoi ne tenterais-tu pas? L’épilogue sera peut être moins glorieux mais essaie, fais-toi confiance pour une fois, ose, c’est juste un clic. Tu risques d’être déçue, mais je sais comment tu écris, c’est en général agréable à lire et après tout, tu risques quoi ? et qui ne tente rien n’a rien… On ne le dira pas aux enfants ainsi personne ne te questionnera. » « Je vais réfléchir, dit elle, j’ai jusqu’au 24 janvier 2021. »
Les jours passent, la vie quotidienne le travail, la maison, les enfants reprennent le dessus. David l’observe, il voit bien que par moment elle est ailleurs. Il sait que dans sa tête les pensées se contredisent, il la connaît trop bien pour poser la moindre question. La boîte secrète est prête, c’est lui qui l’a ouverte à sa demande, il aurait presque envie de cliquer à sa place, mais il ne peut pas, même pour lui faire une surprise, elle n’apprécierait pas, c’est beaucoup trop personnel.
Le 24 janvier est un dimanche, David va se promener avec les enfants. Pour prendre sa décision finale, elle doit être au calme. Ines lui est reconnaissante de la comprendre sans qu’un seul mot ne soit prononcé. Assise confortablement dans son canapé, elle ouvre son ordinateur, sort le précieux flyer du tiroir. Sa décision n’est toujours pas prise, si elle essayait ? Elle relit quelques lignes, fait glisser les pages les unes après les autres. Tout d’un coup dans le jardin elle entend les enfants, mon Dieu déjà ! mais quelle heure est il ? 16h30… voilà deux heures qu’elle est là assise à se relire… si elle s’est laissée prendre par sa propre histoire, pourquoi pas d’autres ? C’est peut être idiot, prétentieux. Incidemment, son index de la main droite se place sur la souris, et fait glisser le document dans la boîte mail, inconsciemment l’adresse du destinataire est inscrite, puis tout s’arrête… l’index en l’air semble attendre un signal. La porte de la maison s’ouvre, les enfants arrivent en riant, affamés, réclamant le goûter. Alors d’un coup sec, comme si elle avait toujours su ce qu’elle ferait, elle abat son index, clique, ferme l’ordinateur et se lève souriante, accueille ses enfants bras ouverts. David la regarde d’un air interrogateur. « Il n’y a plus qu’à attendre, dit elle, en se dirigeant vers la cuisine pour préparer des chocolats chauds… »
Auteure : Sabine Lavabre Chardenon
Ce texte répond à la proposition d’écriture de décembre 2020 où il s’agissait d’écrire à partir d’un événement vécu, ou d’un fait divers, susceptible de nourrir une fiction. MS