
Dans Le Scorpion ou La confession imaginaire, d’Albert Memmi, un homme découvre les manuscrits laissés par son frère et tente de les ordonner, d’en comprendre les motivations, d’en décrypter le « vrai » du « faux ». Qui sommes-nous ? A quelle part de vérité sommes-nous attachés ? Et quelle vérité d’ailleurs ? A quels rêves et quelles illusions ? C’est la lecture de ce livre qui m’a poussée à vagabonder en écriture à la découverte d’un homme, mon père, dont il me revenait quelques mois après sa mort, un carton de photos et de lettres… Du « vrai », du tangible, le témoignage d’un jeune homme parti en 1944 dans les rangs de l’armée de terre, et revenu à la vie civile dix-huit ans plus tard. Dire que cet homme fut un mystère pour moi, non ; je crois l’avoir connu, beaucoup deviné, même si ayant passé ma scolarité en pension et ayant quitté la vie familiale à 18 ans, je l’ai davantage côtoyé durant les cinq dernières années de sa vie. Nous unissait un lien très fort malgré toutes nos dissensions, à cause d’elles, devrais-je dire. Si mystère il y eut pour moi au temps de mon adolescence, il était lié à son passé de militaire, quant à sa raison d’être et à certains faits dont l’évocation laissait surgir une émotion qui le coupait dans ses élans – on parlait peu, mais à mots couverts de torture, déjà. Mon père n’était pas un militaire de carrière… entré comme simple soldat, son dernier grade fut celui de sergent-chef, autant que je sache. J’ai longtemps eu du mal à énoncer cela : mon père a été militaire, engagé, ré-engagé…, du mal à accepter cette réalité. Adolescente, je ne comprenais pas comment ni pourquoi on pouvait avoir fait ce choix. Aucun patriotisme, aucun idéalisme, ne justifiait un tel parcours… Seul le pacifisme trouvait grâce à mes yeux. Je vénérais Gandhi, Martin Luther King… Mon père parlait parfois de son passé, de l’armée, des copains, de cette deuxième famille, des moments d’une vie dont il taisait les plus douloureux. Ce qui m’intéressait alors, c’était l’Algérie… Ma meilleure amie de l’époque, Fatima B., était algérienne, son père, ancien harki. Les cours d’histoire édulcorés des années 70 ne nous apprenaient pas grand-chose ; Fatima m’épargnait, j’en avais l’impression, nous abordions le sujet avec circonspection, comme pour ne faire courir aucun risque à l’amitié qui était la nôtre. Que s’était-il passé qui valait une telle omerta ? Je n’ai jamais eu le courage de questionner mon père, ou si peu… J’introduisais le tabou là où peut-être lui-même l’aurait dépassé. Muré dans le silence et les souvenirs douloureux, il lui était impossible d’aborder le sujet spontanément. Quand je m’y suis risquée, il venait d’apprendre qu’il souffrait d’un cancer. J’avais enregistré quelques échanges durant les premiers mois de sa maladie, alors qu’il suivait un traitement en région parisienne où je vivais… La cassette s’est perdue au cours des déménagements qui suivirent… Subsistent quelques questions-réponses que ma fille Julie, étudiante en anthropologie, (que ne l’ai-je impliquée davantage… les petits-enfants sont souvent les meilleurs confidents), lui avait adressé ces jours-là ainsi qu’à ma mère, mais rien vraiment à propos de ce qui me hantait : comment survivre après avoir tué des hommes, que savait-il de la torture, y avait-il participé, comment avait-il réagi devant l’attitude de la France vis-à-vis des harkis, à quoi devait-il ses insomnies qui nous réunissaient parfois dans la cuisine à une heure indue de la nuit… Deux ans plus tard, le 10 juin 1999, l’actualité revenait sur ce moment de l’histoire avec l’appellation officielle de « guerre d’Algérie » votée par les députés, en lieu et place des fameuses « opérations de maintien de l’ordre ». Un an après, elle éclairait d’un coup de projecteur cruel la réalité de la torture avec les aveux du général Aussaresses (il me semble me souvenir qu’il m’avait parlé du général Salan et de la pratique de la torture instaurée par cet homme), et le témoignage de Lila Ighilariz dont je suis certaine qu’il aurait facilité le sien à mon oreille. Mais il était trop tard. Mort en août 1999, mon père a laissé derrière lui un lot de photographies prises durant ses manœuvres et ses campagnes ainsi que des lettres adressées à ses parents entre 1944 et 1953… Alors que la guerre d’Indochine sévit entre 1946 et 1954… je le trouve à Hanoï en 1951… Des photos et des courriers qui parlent d’un homme jeune, traversant de 18 à 36 ans les soubresauts de l’histoire… Qui éclairent une parcelle de la personnalité de ce « père manquant » encore loin d’être père alors. Rien ne parle de l’Algérie… jamais, et pour cause. D’autres courriers existent ailleurs, ou sont perdus. Je n’aurai donc pas de réponses à mes questions à travers ces lettres-là. Au fil des années, parce que ce « travail » me poursuit depuis longtemps, j’ai pensé m’appuyer sur l’ensemble des documents en ma possession et sur les réponses aux questions posées dans la famille, à ma mère, aux sœurs de mon père, entre autres, à mes propres sœurs aussi, pour m’aider à construire un personnage avec lequel je pourrais dialoguer, ne sachant toujours bien ce que je cherche à savoir de ce jeune inconnu ni s’il saura me renseigner sur le comportement, les pensées, d’un autre homme, celui qu’il fut plus tard dans un contexte brutal…
Parmi les 95 pages aujourd’hui rassemblées, basées sur des états de service croisés avec les lettres de mon père et l’actualité de l’époque, la part fictionnelle permettra peut-être à mes questionnements de trouver leur place. Elle s’écrira au fur et à mesure. Ceci ne sera donc pas seulement une biographie, une tranche de dix ans de la vie d’un homme, ce sera une biofiction, aussi, dans des fragments identifiés comme tels… J’instillerai du « faux » dans du « vrai », pour ce que l’on en sait… J’espère ainsi trouver à travers mes recherches un personnage qui se tiendra entre mon père et moi. Qui pourra répondre à quelques-unes de mes questions… Qui sommes-nous ? A quelle part de vérité sommes-nous attachés ? Et quelle vérité d’ailleurs ? A quels rêves et quelles illusions ?
MS