Une vie en éclats (4) 1944

Marlen Sauvage – Archives personnelles.

J’étale devant moi tes états de service et tente de me repérer entre les dates, les acronymes (j’en établis la liste et les significations), les mouvements indiqués et puis les lettres et les photos… Je poursuivrai chronologiquement en tâchant de confronter ce document – au style télégraphique – à tes courriers et à l’actualité du moment.

Tu pars t’engager volontairement pour 5 ans, à 18 ans et 5 mois, à l’Intendance militaire de Bourges, au 1er régiment d’infanterie, le 15 octobre 1944. C’est un dimanche ! Tu n’as pas demandé l’autorisation de ton père, tu as signé toi-même ton engagement. A ton époque, la majorité était accordée à 21 ans. Tu  habitais alors la rue d’En-Bas, au Cateau, et tu as été « ramassé » par le camion qui passait à vingt mètres de la maison, comme d’autres jeunes qui s’enrôlaient. (J’ai écrit une fiction à partir de cette information, je la publierai dans la foulée.)

Cinq jours plus tard, le vendredi, tu envoies un courrier à tes parents, lettre et carte postale dont je n’ai retrouvé qu’une partie, la carte… (C’est le deuxième courrier ainsi qu’on le comprend en te lisant.)

Ce 1er régiment d’infanterie que tu rejoins en octobre 1944, vient d’être recréé sous ce nom, à partir des Maquis du Berry. A la veille de la Première Guerre mondiale, il avait été caserné à Cambrai, dans le Cateau-Cambrésis dont tu es originaire. Boiscommun où tu te trouves au moment de cette première lettre est à moins de 200 km de Saint-Amand-Montrond… Il me semble me souvenir que tu évoquais cette ville (1). L’intendance militaire où tu es affecté, tu m’en avais parlé un peu… C’était un service de l’armée de terre métropolitaine française, chargé du ravitaillement, de l’habillement, du campement, des marches, des transports, etc. A ce moment de ton histoire qui croise celle de la Deuxième Guerre mondiale, Bourges est l’un des 5 secteurs de la région CHER-NORD et les FFI (Forces françaises de l’Intérieur) existent depuis le 1er février 1944… Je crois t’avoir entendu parler du colonel Bertrand… Ce serait lui qui commandait ce régiment… Quand tu participes à la bataille de Royan, cela fait un mois que tu as rejoint l’armée. Et je me demande bien ce que tu peux faire dans cette bataille, alors que tu viens tout juste d’apprendre à te servir d’un fusil, enfin je l’espère… Tu mentionnes dans un courrier avoir appris le maniement du fusil mitrailleur…  « Je sais tout cela très bien », ajoutes-tu comme pour rassurer tes parents ! Tu espères alors « monter sur La Rochelle où il reste encore 75 000 boches très bien armés ».

La bataille de Royan dure exactement trois mois et demi, du 14 novembre 1944 au 29 février 1945. Tu y participes exactement à ces dates-là, selon tes états de service. Mais désigné pour la surveillance du magasin d’armes et de munitions dès les premiers jours de ton incorporation, j’imagine (peut-être à tort) que tu n’as pas dû tirer un seul coup de fusil… (2) On dit que « les troupes FFI mal encadrées et peu aguerries » ne peuvent qu’occuper le terrain derrière les blindés.  » J’ai retrouvé une carte postale, destinée à la correspondance recto-verso (voir photo ci-dessus), où tu racontes qu’on vous a désarmés complètement car on vous avait affecté « des fusils anglais, d’autres français, et allemands »… Ailleurs, tu racontes les tenues incomplètes… Tu envoies plusieurs lettres après le 14 novembre 1944, où je n’apprends rien d’autre que des changements de localité, assez fréquents, des positions à tenir dans les tranchées, des embuscades dressées « sans résultat », vos séjours dans la boue, et le colis reçu de savonnette, de cirage et de lacets aux alentours de Noël, avec d’autres colis de nourriture, partagés entre soldats… Tu évoques aussi ces villages traversés sans plus aucun habitant, où « les maisons ont été mises au pillage » et tu espères l’arrivée des Américains pour stopper les Allemands…

Cet hiver-là est rude. « Il gèle terriblement en ce moment, dis-tu, et nous n’avons pas chaud dans nos trous, ma foi. » Gel, vent, pluie… Avant cela, vous avez été envoyés sur les lignes, puis l’on vous demande de rentrer à la base, en ligne d’arrêt, ce qui n’est pas exactement le repos, une dizaine de kilomètres plus bas. Pas de « boches » en vue, très peu de coups de feu, tu es frustré. Le 3e bataillon vous a remplacés. Eux ont eu « la chance de se confronter à l’ennemi et de faire dix prisonniers ». Entretemps, les tours de permission sont établis et tu arrives en queue de liste du 7e et dernier, sans t’en plaindre. Les anciens passent avant, comme les hommes mariés. Quelques gars du Nord partiront d’ici deux ou trois jours et tu leur remettras du courrier, il parviendra plus vite à tes parents, espères-tu. Il échappera à la censure aussi… Je comprends alors que tu ne racontes pas tout.

Ton camarade russe fustige le mauvais commandement français. Il voudrait retrouver un régiment russe. C’est cet homme qui vous dirigeait pour construire les abris quand vous étiez en ligne. Un bon gars, compétent, qui connaît son affaire… Sa famille lui manque, il ne peut même pas lui écrire. Tu compatis. De la froidure ambiante tu gardes un doigt gelé. Dans tes courriers tu demandes des nouvelles de tes oncles, Emile et Georges, partis au front eux aussi. Tous autour de toi et avec toi pensent que la guerre n’en a plus pour longtemps. Les Allemands ont lâché en masse des parachutistes dans le Nord avec un équipement américain, et deux d’entre eux viennent d’être arrêtés. Tu dis plaindre ceux qui retomberaient entre leurs mains. Vous les appelez les « cochons », les « mangeurs de choucroute ».  

Tu reçois ta solde tous les quinze jours, mille francs, dont tu envoies la plus grande partie à tes parents, et des colis de ta mère, avec du pain d’épices. Ton père ne t’oublie pas non plus qui t’en fait passer par l’intermédiaire d’une marraine de guerre. Mais tu es bien nourri et tu préfèrerais que l’argent ne soit pas gaspillé pour toi quand tu n’en as pas besoin. Un trait de caractère auquel nous devions sans doute ta moue devant nos cadeaux de cravates ou de parfums ! Contrairement à ta mère qui évoque la pénurie de charbon au Cateau où elle vit avec le reste de la fratrie, vous avez du bois pour vous chauffer, de grandes cheminées dans lesquelles le feu est activé jour et nuit. 

MS

1- Partiellement détruit en 1940 dans la forêt de Raismes, le 1er RI avait été reconstitué dans le Cher, où il était en garnison à Saint-Amand-Montrond et Issoudun puis dissous en 1942. Mais il se reforme à la Libération. C’est ce que me donnent les informations sur le net.

2 – L’opération « Royan » est retardée jusqu’au 10 janvier. Mais l’attaque aura finalement lieu le 5, deux vagues de bombardiers de la RAF attaquent entre 4 h et 5 h 43. Royan est rayée de la carte. Dans une archive de la ville, on parle de 442 tués sur les 2 223 habitants et 300 à 400 blessés.

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