
« Tu me dis de ne pas me tracasser pour le témoignage je ne m’en ferai pas trop car justement ce G. était parti volontairement travailler en Allemagne et quand il travaillait au Pommereuil il se plaignait qu’on ne lui donnait pas de carte de ravitaillement. » Je décrypte l’énigme de cette phrase grâce à ta « petite » sœur Josiane, aujourd’hui âgée de 82 ans.Tu avais mis un pied dans la Résistance avec un certain monsieur Robert. Porter des caisses de munitions, faire la nique aux Allemands en volant des tôles à la Société générale de fonderie, voilà le genre d’actions auxquelles tu participais. Quelqu’un avait témoigné contre vous, ou tu avais été dénoncé… Ce choix de la Résistance, nous ne l’avons su que cinquante ans plus tard. « Dans ce coin du Nord, elle ne représentait pas un gros noyau » m’explique Jo, ses actions étaient limitées mais témoignaient de la volonté de certains de ne pas se plier à la présence allemande. C’est pourtant au cours d’une de ces sorties que tu avais perdu ton copain André Grumiaux, âgé de dix-sept ans comme toi, que tu croyais avoir vu mourir dans tes bras et qui, emmené à Lille, avait décédé quelques jours plus tard. J’ai retrouvé son avis de décès parmi tes papiers et j’entends cette chanson que tu chantais quand nous étions enfants — C’était mon copain, c’était mon ami. Tu ne pouvais jamais la terminer tant les sanglots étranglaient ta voix.
Beaucoup plus tard, jeune adulte amoureux et marié, c’est à maman que tu chantais Je voudrais m’en aller avec toi un beau soir dans la lune, au pied de votre lit. Votre chanson. La dernière fois que je l’ai entendue dans ta voix, c’était un beau jour d’août 1996, où nous étions réunis pour fêter plusieurs anniversaires, en Bretagne, chez Muriel et Eric. Vous étiez tous les deux assis dos au mur de la maison, devant la table autour de laquelle tout le monde se congratulait en admirant ses cadeaux quand d’un seul coup résonna dans l’atmosphère enjouée le début de cette romance. Un coup de la petite sœur ! Tu te mis spontanément à chanter, dans ton coin, en rythmant l’air de tes mouvements de tête, tandis que Maman près de toi fondait en larmes. Sur ton bureau à ta mort j’ai retrouvé des cahiers de chansons, copiées de ta main, annotées parfois. Chansons d’amour, chansons réalistes. Un matin en Bourgogne, chez vous, je t’ai écouté dans la pièce à côté fredonner les premières paroles de l’une, passer à la suivante, tu tournais les pages et chantais pour toi, pensant que personne ne t’entendait quand Maman arrivée là reprit les airs avec toi.
Dans ses courriers, ta mère s’inquiète de toi, de ta santé, de tes yeux, de tes lunettes, mais toi, en bon gars de 18 ans, qui as déjà le souci de l’économie, tu juges que la paire que tu portes est correcte et ne feras aucune dépense pour toi. Toute ta vie, tu reculeras le moment d’acheter quoi que ce soit pour toi quand tu étais si généreux pour les autres… A la maison, dans le Nord, ton père en fait voir de toutes les couleurs à ta mère et ta grand-mère. Il reproche à celles-ci de vivre sur l’argent que tu envoies. « Bien que cela ne soit pas vrai, si je pouvais vraiment, ce ne serait que rendre le bien qu’il nous ont fait car nous avons eu plus souvent besoin de grand’père et grand’mère, qu’ils n’ont eu besoin de nous. »
Ta mère laisse entendre qu’elle viendrait te rejoindre là où tu te trouves avec tes sœurs, pour travailler, ce dont tu la dissuades. Je devine combien cela a dû te contrarier, toi le gentil garçon qui trouvais enfin un air de liberté dans cette vie de soldat… Bien sûr tu laisses percer l’espoir, tu précises que « pour le moment c’est impossible et la région n’est pas intéressante et puis j’espère bien que nous allons aller en Allemagne… » Après la guerre, tu promets : « on s’occupera de tout cela car cela ne va plus durer longtemps, ce n’est plus que patience à prendre. D’ailleurs je ne rentrerai plus à la maison après que ce sera fini. » Tu te sens un homme, toujours tu as épaulé ta mère dès que tu as pu travailler, à treize ou quatorze ans, quand tu as obtenu ton certificat d’études. Ton seul regret a été de ne pouvoir cogner sur cet homme qui la battait et qui était plus fort que toi. Maintenant que tu as conquis ta liberté, loin de lui, tu planifies ton avenir : travailler puis faire venir ta mère, plus tard, ou trouver du travail pour tes sœurs. Mais déjà tu parles de t’engager de nouveau dans l’armée. Pour toi c’est la planche de salut, la possibilité de te faire une situation. Ces lettres sont le lieu des confidences. Comme tu prends des gants pour annoncer à ta mère que tu fréquentes une famille dont la femme est du Nord, le mari de Bourgogne… Et les deux jeunes filles, Renée et Odette, charmantes. Odette est ta marraine de guerre, Renée celle de ton ami Jacques… «Nous allons chez eux tous les soirs avec Jacques M. et le dimanche de Pâques nous avons été invités à dîner et souper avec eux. »
Tu n’écris pas qu’à ta mère… Ginette L., que tu appelles Mademoiselle Ginette, ne répond plus à tes courriers et tu n’écriras plus si on ne répond pas à ta prochaine lettre ! Tu m’avais raconté avoir eu jusqu’à vingt-huit correspondantes ! « Je voudrais que vous vous fassiez photographier vous n’aurez qu’à prendre de l’argent chez grand’mère car je voudrais voir votre figure maintenant et voir comment tu as vieilli, c’est certainement parce que tu te fais de la bile pour moi, il ne faut surtout pas t’en faire car dès qu’il y aura quelque chose qui n’ira pas je l’écrirai. Maintenant je suis guéri à part le pied qui me fait encore mal de temps en temps. Ne comptez pas sur moi pour le moment car les permissions sont encore envolées. Maintenant écrivez aussi ma nouvelle adresse. Soldat C. Secteur Postal 50.205 Cie Anti-chars. » Bon, ce n’est pas la diplomatie qui t’étrangle ! Ta mère qui avait une quarantaine d’années à l’époque ne s’offusquait sans doute pas de tes paroles. Te connaissant, tu la poussais dans ses retranchements, elle avait dû te dire qu’elle se faisait des cheveux blancs et tu l’obligeais ainsi à prouver que non ! Quelle désinvolture en tout cas pour annoncer que tu ne rentrerais pas… C’était ton côté « fataliste », je ne pense pas que tu aurais aimé ce qualificatif, disons plutôt que tu acceptais sans rechigner ce qui était maintenant ton lot.
MS
NB : La raison d’être de cette histoire se trouve ici…
merci Brigitte…
et voilà que l’émotion se transmet à nous