
Dans une lettre du 17 avril 1945 qui ne dit rien de l’endroit où tu te trouves, tu mentionnes les noms du sergent Leroy Marquerez et du caporal chef Reuschélé qui, écris-tu, ne sont plus avec toi. Tu réclames à ta mère de t’envoyer du tabac belge, et du savon, ce qui te manque le plus. « Je suis toujours aussi content d’être parti et on parle de nous refaire signer un engagement. Si on me le demande, j’en prends pour 5 ans. » Combien de larmes ta mère a-t-elle versées à constater l’engouement de son seul fils à risquer sa vie loin d’elle ?
Dans une autre lettre du 21 avril, où tu t’excuses de n’avoir pas écrit plus tôt (!), tu racontes avoir été désigné pour quelques corvées et notamment être allé chercher l’équipement avec des camarades : « cette fois ce n’est plus de la blague », tu as dix-neuf ans, et j’ai dans l’idée que les jeux de guerre sont vraiment des trucs de garçons, indépendamment de tout préjugé de genre. Plus loin dans cette lettre, tu donnes le détail (à ta mère et tes sœurs) de cet équipement : « 16 chenillettes, 12 canons de 57, un camion et une jeep. » Et tu évoques l’habillement : « tenue de campagne, veste pantalon, mais nous gardons les houseaux français, casques, etc. » Tu précises aussi avoir remboursé l’argent que tu devais, ajoutant « J’aime bien que ce soit vite réglé ». Enfin, je trouve l’information du général Bertrand dont tu dis dans cette lettre que vous avez eu la visite deux jours auparavant, avec le ministre de la guerre et le général Caille.
C’est ici que des détails horribles interviennent. Alors que la fête s’annonçait avec la visite de ces personnalités importantes pour vous, des femmes — enfermées à la mairie de la ville, mais tu ne mentionnes pas laquelle — qui avaient dénoncé des patriotes, entendues pour un supplément d’information, se sont fait tirer dessus, cogner par des soldats, assommer à coups de gourdins de cailloux et de coups de poing… « Ça servira de leçon pour les autres je crois », dis-tu. Du récit que tu fais, tu n’as pas participé à ce lynchage, mais tes propos m’atterrent. Nous ne saurons jamais rien de ce qu’ont vécu des populations occupées, si tant est que nous puissions éviter un tel drame. Nous ne pourrons jamais imaginer quelle haine pouvait animer « les défenseurs de la nation », face à des traîtres… Et comme il est facile aujourd’hui de critiquer, de juger… Pourtant je ne me résous pas à absoudre ceux qui se comportaient en « barbares » sous prétexte de faire payer d’autres « barbares ». J’ai en tête ces comportements sauvages vis-à-vis des femmes qui avaient pactisé avec l’ennemi, tondues à la Libération, le visage marqué d’une croix gammée ; de ces individus lynchés sans autre forme de procès… Tu avais dix-neuf ans, notre pays était en guerre… Tu ne dis rien de la réaction des officiers… vis-à-vis des soldats. Bien plus tard, tu as été le seul homme de la famille à ne porter aucun jugement sur la femme d’un de tes oncles qui en l’absence de son mari parti au front, et restée seule avec trois gosses, avait eu des enfants d’un Allemand, d’un GI américain et d’un « motorisé français », et qui bien sûr, avait subi pour sa conduite son lot d’humiliations. « Elle devait nourrir trois enfants (ceux issus de son mariage), disais-tu, qui sait ce que nous aurions fait à sa place ? »
Après les propos inquiétants de cette lettre, une remarque touchante et puérile sur le fait que tu sais nager et l’anecdote des camarades partis en barque laquelle s’est retournée, et que vous êtes allés rechercher avec d’autres. « Je suis bien content de savoir nager car cela permet d‘aider les autres et on peut encore en avoir besoin à l’occasion. » En tête de tes courriers, toujours est indiquée la compagnie antichars et un secteur postal, ici le 50.205. La lettre du 24.4.45 parle de l’Est « dans 2 ou 3 jours ».
MS
NB : La raison d’être de cette histoire se trouve ici…