
« Passe la frontière franco-allemande. » C’est dit comme ça, laconiquement, dans tes états de service sur lesquels je m’appuie pour écrire ton itinéraire. Or, j’imagine que tu ne la passes pas tout seul. Je cherche parmi les lettres quelque chose en lien avec ce voyage… Je te devinais à l’arrière d’un véhicule de l’armée, en tenue militaire, parmi d’autres soldats de ton âge (pourquoi d’ailleurs ?). Or tu franchis cette frontière en train, début octobre 1945, après un périple qui démarre semble-t-il en avril, le 17, après quelques nuits à Roanne puis à Strasbourg. Ce que tu expliques dans une lettre au crayon à papier, à l’écriture hachée par les soubresauts du transport…
Le 30 avril, dans une autre lettre tu annonces à tes parents que vous avez quitté Aubigny pour l’Est et « après 48 heures de trajet, nous sommes venus cantonner dans un petit patelin. » L’Alsace, apparemment. « La population est craintive », écris-tu, et, plus loin, « ici on réquisitionne ». Le départ est prévu deux jours plus tard, et tu espères — encore — aller en Allemagne, ce qui me fait dire que les informations sont bien vagues que celles que l’on vous donne…
Il semble que tu sois encore sorti de temps en temps, à Aubigny-sur-Nère (Cher) où vous étiez stationnés il y a quelques semaines, pour aller dîner chez une marraine de guerre avec d’autres camarades. L’une d’entre elles, Odette M., déjà entrevue dans tes courriers, écrit à ta mère le 15 mai 1945, qu’elle lui a envoyé un colis de ta part et veut savoir s’il est bien arrivé. Cette dame précise que sur les 1 500 soldats cantonnés à Aubigny, « tous brûlaient d’impatience de piétiner ce sol d’Allemagne. » Plus chanceuse que moi aujourd’hui, elle écrit aussi que tu lui racontes tes journées… Je ne parviens pas à imaginer quelle est ta vie dans cette nouvelle destination, quelles sont tes activités quotidiennes… Toi, tu demandes à ne plus recevoir de colis, que tu partages pourtant, car vous êtes bien nourris !
Les troupes d’occupation en Allemagne (TOA) qui ont leur quartier-général à Baden-Baden, sont à pied d’œuvre le 1er octobre 1945. Tu intègres le 71e régiment d’infanterie huit jours plus tard, le 9 octobre. Il s’est donc écoulé sept mois entre ta précédente situation et celle-ci. Quant au 71e régiment d’infanterie, pour la période qui te concerne, je ne trouve aucune archive. Cela fait un an maintenant que tu as rejoint l’armée française. Et comme tu souhaites te réengager, j’imagine que tu te plais dans cette nouvelle famille… Des débuts de cette période en Allemagne, j’ai retrouvé quatre photos minuscules : deux à bords droits, deux à bords dentelés. L’une où tu poses dans la neige (ci-dessus), entre deux bâtiments – une auberge Gasthof, et un bâtiment administratif dont je ne parviens pas à lire le nom sur la façade noire – ; l’autre où, toujours dans la neige, devant ce qui ressemble fort à une caserne, tu t’appuies du bras droit sur un pilier, tandis qu’autour du bras gauche, tu portes une fourragère simple, pour ce que je peux en voir. Les photos dentelées te représentent devant un immeuble à balcons, où en tenue militaire, tu sembles soutenir un sapin de Noël sans décoration, l’autre où tu t’apprêtes à sortir d’une jeep, tu as l’air tout jeune… Tu n’as pas dix-neuf ans…
Je fais une pause. Je cherche parmi les lettres suivantes des indices sur cette vie militaire, autres que les envois ou réceptions de colis, les croisements de courriers qui expliquent les répétitions, les nouvelles familiales et les querelles de couple… Et je réalise que je n’en ai aucune pour l’année 1946…
MS
NB : La raison d’être de cette histoire se trouve ici…