
Aucune lettre, donc ainsi que je le vérifie, le vide total pour cette année 1946.
1947 – Maroc
« Il ne faut pas vois-tu envier les disparus car la vie n’est déjà pas trop longue et bien que l’on se demande parfois pourquoi on est sur terre, elle mérite quand même d’être vécue, si triste soit-elle. » Tu as vingt-et-un ans, tu encourages ta mère à croire à des jours meilleurs, je ne lis pas d’optimisme ici, plutôt un certain fatalisme et le goût de vivre le présent. Carpe diem, c’aurait pu être ton mot d’ordre, en tout cas à ce moment-là de ta vie. Depuis trois ans, sans doute, tu avais expérimenté suffisamment de situations difficiles, de pertes, de chagrins, conjugués à la souffrance de souvenirs d’enfant, pour savoir profiter de chaque parcelle de bonheur et le débusquer dans les plus fragiles instants. Jamais nous n’avons discuté de cela précisément tous les deux, pourtant ce n’était pas faute de parler ensemble à mon retour de l’internat chaque week-end. C’est plus tard, au détour de quelques anecdotes, et à cause d’événements plus ou moins heureux, que tu laissas percer que la vie valait le coup d’être vécue.
Je relis les deux lettres de l’année 1947 qui me sont parvenues, datées du 22 octobre et du 28 novembre. Ton écriture a changé. Plus assurée, penchée légèrement sur la droite, c’est celle que j’ai toujours connue, celle que tu as gardée toute ta vie. Celle que j’ai tenté d’imiter sans succès, parce que j’étais trop brouillonne. Mais je vois une parenté entre nos deux écritures, d’ailleurs toi seul savais me relire. Celle d’octobre est adressée à ta mère, à Bohain, 21, rue Olivier Deguise. Elle est postée de El Hajeb, au Maroc. Tu es sergent, tu l’as mentionné dans le coin gauche de l’enveloppe, avec ton adresse. Tu y regrettes de ne pas avoir pu assister au mariage de l’une de tes sœurs, tu plains ta mère des frais que cette noce a occasionnés, tu lui enverras des sous pour un cadeau « utile au ménage » qu’elle offrira aux jeunes mariés de ta part, tu la conseilles pour l’achat d’un meuble proposé par un voisin… tu lui proposes ton aide bien sûr comme toujours, par un mandat. La deuxième lettre, datée du 28 novembre est postée elle aussi de El Hajeb. On imagine que le courrier prend son temps… ta mère s’inquiète de rester sans nouvelles alors que tu écris, tu envoies des photos, et vos lettres sans doute ne font que se croiser. Tu es dans le souci de ne pas savoir vraiment ce qui se passe en France : « est-ce que vous êtes aussi en grève ? et le ravitaillement comment va-t-il ? ».
MS
J’aime beaucoup le choix du Tu et ta façon douce de raconter le peu ou les bribes d’échanges concrets sur le quotidien. Je lirai le livre. Vas-y, il est beau ton travail.