Une vie en éclats (17)

El Hajeb, région Fès-Mekhnes, Maroc, source Wikipédia.

De nouveau une enveloppe beige, sans timbre, oblitérée EL-HAJEB MAROC, 18 h 6-8 1948. Toujours dans le coin gauche les coordonnées de l’expéditeur. Identiques aux précédentes. Mais l’adresse a changé ainsi que les destinataires car tu l’envoies à tes deux parents, de nouveau réunis… Le papier à en-tête du 2/8e régiment de ZOUAVES porte un logo figurant une tête d’animal au-dessus d’une croix de Lorraine, un Z un 8, et comme une lune renversée. Tu réagis au dernier courrier de ta mère concernant une lettre à laquelle tu n’aurais pas répondu. Ton propre ton est amer car le reproche est injuste… C’est toi qui es resté sans nouvelles « depuis 2 mois 1/2 environ, pour préciser depuis le 18 mai. »  Ah ! Ça on pouvait te faire confiance, tu avais dû noter la date, compter les jours, et te morfondre car bien qu’heureux d’être loin, tu souffrais d’être oublié… La lettre est longue où perce la colère… Des histoires de famille, de couple plus exactement, dont tu te mêles car il s’agit de tes parents et que tu les sens se liguer contre toi.Tes mots sont cinglants, tant vis-à-vis de ta mère que de ton père, tu les enjoins à quitter la ville où ils résident comme ils disent le souhaiter « car c’est encore nous qui recevrons tous les éclats des cancans que les gens (…). aiment tant ». Quant à ton père, malgré ses défaillances tu l’assures de ton affection  « et j’espère que cela seul compte pour vous ». A ces parents qui voyaient jusqu’ici un enfant, tu fais comprendre de ne voir « plus en lui un gosse, mais un homme et un soldat ». Et tu te poses comme un adulte face à un couple d’adultes, les exhortant à profiter encore de la beauté de la vie, quand ils ont « gâché toute [leur] jeunesse en même temps que celle de [leurs] enfants ».
Quelle lettre ! Que mon père, à 22 ans, dans ces années-là, ait pu parler ainsi à ses deux parents, me surprend encore. Et puis, à la réflexion, elle livre déjà quelques-unes de ses valeurs : franchise, intégrité, fermeté, courage, respect… Je me souviens de cet homme qui ne mâchait pas ses mots, qui préférait les explications directes, voire douloureuses plutôt que les attitudes fuyantes. Je l’ai entendu raconter comment dans l’armée il avait « fait du trou » pour avoir refusé d’obéir à un ordre qu’il jugeait stupide (je crois qu’il s’agissait d’ôter sa deuxième chaussure pour montrer qu’il s’était bien lavé les deux pieds… est-ce qu’un tel ordre est possible ?) Une autre fois parce qu’il avait défendu un de « ses » hommes à coups de poing et qu’un sous-officier ne pouvait pas se permettre un tel dérapage. Et ce que m’apprend Brigitte, c’est qu’en Algérie pour avoir refusé d’infliger la « gégène », il avait été emprisonné un mois. Un refus. Deux refus. Et puis, il avait obéi aux ordres… Pouvait-on refuser deux fois d’obtempérer ? Etait-il déjà sous-officier ?
Je retourne à la lettre du 4 août 1948. Ce qui se dessine ici, c’est la paranoïa dans laquelle il tombera plus tard dans sa vie. Je la lis dans ce souci de donner des détails, de retourner les questions, tout cela parce qu’il ne supportait pas l’injustice de tels reproches alors qu’il était si attentionné pour sa mère et ses sœurs. Il était foncièrement juste. Quand j’étais gamine, il m’encourageait à faire la différence entre « justesse » et « justice ». Ce que j’entrevois ici aussi, c’est son désarroi devant le conflit familial, son rêve d’harmonie, son désir de paix – lui qui avait choisi la guerre – et cette croyance bercée d’illusions que son père, un homme violent et paranoïaque, pouvait changer.

MS

NB : La raison d’être de cette histoire se trouve ici

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