Quel art sous-tend mon art ?, Stéphanie Rieu

« C’est une question complexe et qui mérite réflexion. Quel art sous-tend mon art ? Est-ce vraiment un art que cette maladie qui me pousse à coucher des mots sur du papier ? Quels en sont les symptômes, où est le déclencheur, par quel besoin furieux les mots surgissent-ils avant de s’épancher dans cette logorrhée silencieuse et puissante à laquelle je ne puis rien ? J’ai longtemps retourné, et avec acuité, ce curieux phénomène, ce problème épineux. J’ai cherché des indices et bien analysé, usé pour tout cela de techniques éprouvées par les plus grands chercheurs, par toutes sortes de sciences, les dures et les molles, les sales et les propres, les vérifiables, les intuitives, les qualitatives, les quantitatives, avec des procédés plus ou moins brevetés, des observations participantes dont j’étais l’unique sujet, à la fois éprouvant durant que je m’épiais, des entretiens dirigés avec une implacable discipline, par des questions fermées sur un échantillon de mes pensées les plus intimes triées sur le volet. Mille fois, j’ai tourné, retourné, cherchant sans relâche un protocole sûr, la source inébranlable d’où coulait limpide et libérée mon inspiration. Tout ça, sans résultat. Je suis un voyeur contemplatif. Quand je croise un tableau, je me glisse dedans. Sans bruit, en catimini, j’en aspire la moelle et ce qu’il y a à prendre. Devant une photo, la matière m’emporte et je fais tout de suite partie de son histoire. Je vais au cinéma et je suis par morceaux, un petit bout de tous. Je ne suis plus qu’un œil, je n’ai pas de contours. Le moindre ballet, cirque ou spectacle de rue, n’importe quel diseur de textes ou de bonne aventure, de chanteur chevrotant d’émotions contenues, même le pire des mimes, me rend à ce moment prisonnier de ce que je vois par ses yeux. Je dois vous l’avouer : je suis un être dépendant, ingurgiteur de bribes, digérées et humides de leur passage en moi et qui forment ensuite des mots en ribambelle, des enchevêtrements d’histoires, des aglutinements incongrus de bras et de jambes. Je suis plein d’addictions, mes tuyaux invisibles s’accrochent grassement dès qu’ils flairent substance, dès qu’ils sentent chaleur. Ils s’agitent et ils plongent sans plus de retenue, de façon bien goulue et ils se gavent, ils se repaissent. Alors quel autre art peut bien m’inspirer, lequel entre tous ouvre cette lucarne et ce besoin pressant ? Je ne saurais le dire. A travers tout ce temps consacré à chercher, le seul point commun que j’ai pu repérer, le plus petit possible de tous les dénominateurs communs et le plus encombrant, peut-être, c’est l’être humain. La vie des autres. L’art de vivre, c’est celui-là qui emporte tout et qui agite en moi tous ces mots. C’est l’éternelle question du spectacle des autres et de ma place à moi dans le théâtre du monde. Comment je fais corps avec cette foule anonyme et si particulière dans laquelle je me baigne, dans laquelle je me vautre sans éprouver la moindre petite once de honte, où je vais piocher des réponses à des questions que je ne savais pas me poser, des exemples, des directions des stratégies, des manières de finir, des constructions à l’infini, de  basses émotions, de grandes envolées, du plus beau que le monde, du beaucoup plus tragique, du tellement meilleur que n’importe quelle œuvre figée sur son support, immuable et rigide. L’art vivant, l’art des vivants, qui me fait croire un instant que moi aussi, je le suis… »

Stéphanie Rieu

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