Visages, par Monika Espinasse

Le week-end dernier, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

© Louis Monier, Patrick Modiano, 1998, in Ecrivains de Paul Eluard
à Marguerite Duras, ed. Eyrolles.

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)

Il avait un âge certain. C’est ce qu’on dit pour un vieil homme qui a déjà vécu longtemps. Ce n’est plus un certain âge, la vieillesse accuse, trahit, affiche les joies, les chagrins, les erreurs de toute une vie passée. Il avait pourtant encore une peau de bébé quand on l’embrassait, il était tout doux, avait abandonné la moustache de ses trente ans, joues lisses et bien rasées. Le crâne aussi était dégarni depuis longtemps, il n’y avait plus qu’une couronne de cheveux autour de sa tête, un fin duvet blanc qu’il laissait pousser et qui habillait son visage de douceur. De petits yeux enfoncés, mais alertes, aux cils rares, d’un bleu délavé glissant vers un gris de brume. Lunettes fines cerclées d’acier qui donnaient parfois un regard pointu. Une bouche fine, en mouvement, il parlait bien, beaucoup, volontiers, il savait dire les choses, affirmer ce qui étaient pour lui des évidences. Le sourire était timide, tout en retenue pour ne pas dévoiler les trous dans sa dentition, les incisives manquaient depuis quelques années, les soins dentaires n’avaient pas été une préoccupation majeure, il laissait faire. Oreilles bien ourlées, bien formées, mais qui, depuis le temps, avaient besoin d’un appareil pour remplir leur fonction. Peu de rides, on aurait dit que malgré son grand âge, il n’avait guère changé. Les photos d’autrefois montrent un trentenaire glabre, ou parfois orné d’une petite moustache blonde, une calvitie précoce, des lunettes à l’ancienne, massives, un peu sévères, des yeux qui pétillent, des lèvres fines souriantes, en mouvement. Et en regardant des photos d’il y a vingt ans où il sourit au monde, il s’exclame : « Mon Dieu, j’avais déjà la même tête à cette époque ? »

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)

Le temps qui passe creuse la terre, érode la montagne, ébouriffe les forêts. Les arbres sur la crête, noirs, ronds ou élancés, seront les boucles désordonnées, chevelure d’ogre, de monstre ou de dieu tonitruant de l’Olympe. La terre grise est sillonnée de rides, des sentes bordées de genêt et de bruyère, poils gris et couleur aux joues. Un pic, une falaise, s’érige au milieu du paysage visage sauvage, éminence grise et rouge dans ce flanc de montagne descendant régulièrement vers un val profond. Ouverture effrayante, déchirure que bordent des lèvres de murets et de clôtures. Trou édenté, sans langue, sans palais, sans fond, rien d’autres que des pierres sculptées par le vent, dents volumineuses, massives, protectrices, dangereuses. Des arbustes tout autour, haies, alignements, pins noirs rampant sous le pic planté au milieu du paysage. Un visage brut, irrégulier, sillonné, fendu, blessé. Blessant celui qui regarde. Même les nuages qui s’amoncellent dans le ciel, font grise mine. Et pourtant, ce matin-là, j’ai découvert les lacs sous la crête, au-dessus de la falaise centrale, deux petits lacs de montagne, clairs, purs, vert émeraude, des sourcils de bruyère, améthyste, et des coquelicots grenat au bord du val noir. Je me souviens que ce jour-là, j’ai aimé le visage de cette montagne solide rayonnante de couleur sous le soleil, aimable, souriante.

Et si maintenant cette image s’estompait, laissant s’évanouir la noirceur de l’ogre, si ce même paysage devenait joyeux avec ses boucles noires, ces joues rouges, son nez droit, sa bouche mangée de barbe soyeuse et ses yeux lumineux, s’il devenait pâtre grec ou gitan fougueux, je reviendrais écrire une autre histoire…

Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)

On se voit moins depuis quelque temps. Elle est partie faire sa vie et c’est bien. Mais elle me manque…un tourbillon, une tornade, toujours en mouvement. On n’est pas dans les embrassades, mais j’aimais te caresser avec les yeux. Tes cheveux lisses coiffés en madone comme tant de jeunes filles d’aujourd’hui, à les confondre au premier abord… la couleur blonde de bébé changée en châtain foncé avec le temps… je sens l’odeur de ton shampoing, odeur à donner le tournis, tant tu aimes changer de parfum, coco, pêche, vanille… non, pas vanille, c’est trop mou, trop sucré, ce n’est pas toi… parfois tu relèves tes cheveux en chignon et j’aime cette torsade plantée haut sur la tête… ta mère faisait de même autrefois avec ses cheveux noirs… il met en valeur les courbes de ta tête, cet arrondi vers la nuque, ton cou gracile qui accompagne tes mouvements, tes paroles… car tu parles, beaucoup, volubile, rapide, il faut que je m’accroche pour te suivre, mais j’aime t’écouter, entendre ta voix claire, voir apparaître le sourire qui illumine ton visage et ma journée, ta bouche aux lèvres pleines qui remuent sans cesse, cette bouche joliment ourlée, sans artifices encore, j’aime qu’elle parle, j’aime que tu racontes… tes grands yeux aux paillettes dorées, tu les aimerais bleus, mais ce vert te va si bien, ce n’est pas commun, pas mièvre, un peu chat sauvage, avec des cils noirs, là, tu aides un peu, tu épaissis avec du maquillage, de longs cils courbés, des sourcils bien dessinés en arc régulier qui surmontent les yeux et soulignent ton regard… froncés, circonflexes, en broussailles quand tu es en colère… tes yeux rient, interrogent, pleurent parfois de rage ou de chagrin… il m’arrive d’avoir un pincement au cœur… on ne peut pas aider, juste être là… et ta peau douce, bronzée, avec un reste d’acné qui t’énerve, ça ne partira donc jamais, j’aimerais te consoler, mais ça ne sert à rien, mieux vaut t’aguerrir, et puis tu es si indépendante, un peu sauvage même parfois, ça me fait mal, mais c’est mieux pour toi, pour ce que tu seras, ce que tu feras plus tard… des liens, mais pas des attaches, je n’aimerais pas t’entraver, toi qui vas de l’avant, qui marches d’un pas sûr, dansant, j’attrape tes doigts fins de musicienne, pianiste au gré du temps… tu m’étonneras toujours… ces mains agiles qui ne sont plus accaparées par ton téléphone, cet écran  qui ne te quittait jamais il y a encore peu… Tes mains, tes yeux, tes pensées, tournées vers l’avant, loin de moi. C’est douloureux et c’est bien. Je sais que tu me reviendras de temps en temps, le lien est noué, le lien perdurera.

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification, et à partir de la photo de Patrick Modiano, par Louis Monier,, au début de cette publication.)

Profil de bel homme, je vous imagine grand, élancé. Vos cheveux mi-longs coiffés en arrière découvrent un haut front de penseur. Des yeux profonds, enfoncés, regard songeur, un peu sévère peut-être, ou perdu vers l’intérieur. Sourcils légèrement broussailleux. Nez droit bien présent pointant dans le paysage. Visage glabre, menton volontaire, lèvres serrées. Simplicité de la tenue, chemise à carreaux et veste sombre.

Ce qui me frappe dans votre portrait, c’est votre oreille. Une oreille, puisque l’autre est invisible. Puisque vous vous présentez en profil. Mais cette oreille est très présente, le haut légèrement caché par une partie de votre chevelure lissée, peignée soigneusement vers l’arrière, vers la nuque, une oreille éclairée par la lumière, soleil ou flash, bien mise en évidence. Oreille bien ourlée, au pavillon dessiné, bien ouvert. Un outil majeur pour votre travail d’écrivain, pour saisir les voix qui vous parlent, les voix qui vous disent leur histoire, qui vous accompagnent, vous échappent, vous reviennent, insistent, vous aident à créer. A écrire. J’ai lu nombre de vos récits, j’ai aimé déambuler avec vous dans la ville, écouter les bruits, entendre vos voix. Suivre les mêmes chemins, les méandres de vos pensées sous le front ample, démesuré. Parler avec vous de vos voix, vos projets, vos rêves. Mais parler vous semble difficile, les lèvres minces, collées, ne se desserrent pas facilement. Les mots que vous alignez avec votre plume, se bloquent dans votre gorge, votre poitrine, votre tête. Vous avez tant à dire et vous achoppez dès qu’on vous interroge. Phrases avortées, voix qui s’éteint, qui laisse parler des mains impuissantes de transmettre ce que vous savez si bien exprimer avec votre écriture. J’ai souffert pour vous, la bienveillance des interviewers vous a sauvé. Vous avez réussi à faire vivre vos voix. Et ces voix restent un présent pour nous qui sommes vos lecteurs.

Monika Espinasse

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