Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)
J’ai vu son visage de jeune femme sur une vieille photo. La photo était dentelée sur son pourtour, en noir et blanc. Elle souriait à côté de son homme, debout. Et seul son visage me reste. Son sourire, ses yeux, sa chevelure. Sa jeunesse, son bonheur, son espérance évidente des lendemains qui chantent.
Je l’ai trouvée belle, j’ai reconnu en elle la femme que je connaissais depuis si longtemps, il n’y avait pas de doute, la ressemblance sautait aux yeux, comme le faisaient sa beauté, sa jeunesse, sans doute aussi son amour, son envie de vivre et d’aimer… Malgré la ressemblance, ma première intention a été de nier l’évidence. Je ne voulais pas confronter cette image si réelle, si percutante à l’image que me donnait le présent, dans cet instant, et aussi dans la durée. Quelle personne est-ce que j’aimais ? Celle que je côtoyais et connaissais depuis si longtemps, ou celle qu’évoquait cette photo, et vers laquelle allait mon empathie, en laquelle je pourrais sans doute me reconnaître ?
Les deux visages m’étaient soudain étranges et familiers. Sur un corps alourdi par les ans et une vie rude et pleine, un visage arrondi, des cheveux grisonnants et bien plus courts. Le sourire, toujours présent, toujours chaleureux, mais moins assuré, fugace, la bouche marquée de petites rides d’amertume. Est-ce que l’espoir était toujours là ? Est-ce que l’amour avait disparu ? Me revenaient soudain les colères, la fatigue, la nervosité qui avaient si souvent marqué ces traits là.
Ce visage arrondi s’était pourtant, étrangement, fermé, rétréci. Les rides le traversaient, les lunettes cachaient en partie un regard dont on avait du mal à traduire l’émotion, les réactions. Seule, évidente, restait la volonté. Cette femme était usée, son visage reflétait les années et les épreuves passées, la solitude dans les responsabilités assumées, mais elle n’était pas brisée, elle tenait bon, elle voulait avancer, elle était toujours debout. Me vinrent alors, pourtant, l’inquiétude, la sourde angoisse de ce voyage dans le temps, à travers la vie, que me renvoyait cette métamorphose.
Ce visage serait-il un jour le mien ? En serais-je le frère ? Ma volonté me criait que non, je ne vieillirais pas ainsi, je saurais me protéger de cette troublante empathie. Elle n’était pas pour moi,
Elle ne pouvait être pour moi cette lente mais inarrêtable glissade, cette érosion du sourire, du regard, de l’espoir ! Je rejetais pour un temps le visage connu et donnais un amour vain et irréel, mais affirmé, à celle qui n’était plus. Les ans, la vie, la lente progression de mon corps et de mon propre visage m’ont permis peu à peu de comprendre où étaient la beauté, l’amour, l’espoir même, dans ce visage affaissé. D’accepter ces ravages, d’en comprendre même la beauté, a été un apaisement profond. Sans les oublier, je pardonnais les colères. Il me reste à me pardonner mon ignorance, ma froideur, mon rejet. Ce visage, je le sais maintenant, m’ouvrait les yeux sur la réalité et la beauté de la vie, et des années qui passent.
Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens)
A
Deux yeux interrogateurs, un regard brun, doux et sévère à la fois. De petits yeux grands ouverts vers le visage de l’autre. Les paupières pourtant à moitié fermées, dans la tension de la demande. Le front plissé, trois petites rides surplombent le regard, séparent les deux yeux sans rompre l’unité du regard et de l’intention. Deux yeux interrogateurs : toi que j’aime, tu m’as toujours soutenu…tu ne vas pas me lâcher maintenant ?… Ne pas décevoir les yeux, ne pas esquiver la demande. Par mon regard, par mes paroles, répondre à la tension, effacer les trois rides, adoucir les yeux bruns.
B
Son visage était marqué par la vieillesse, il le savait. Front plissé, yeux rétrécis, bouche tremblante et paroles parfois bégayées, cou flottant. Oui il était vieux, il le savait bien. Qu’est-ce qu’on croyait ? Que derrière son regard inquiet et inquisiteur, les pensées se désagrégeaient ? Qu’il ne connaissait pas les signes ? Les tâches de salive qui délimitaient le bord de ses lèvres ? Le tremblement occasionnel de son menton ? Il était vieux, oui, et alors ? Des bouffées de colère tordaient son front, élargissaient son regard ; il le savait alors : vieux peut être, mais certainement pas soumis ! Tous et toutes, il fallait qu’ils le sachent ?
C
La bouche bien dessinée s’ouvrait pour accepter la cuillerée. Se refermait avec douceur, docile… La jeune femme déglutissait. Puis à nouveau la bouche s’entrouvrait. Les deux yeux si doux s’accrochaient aux yeux de l’autre ; ils disaient : merci ! Et ils disaient : j’ai mal ! Parfois, on pensait pouvoir, sur la bouche, déceler comme un sourire. Un instant, l’espoir renaissait. Les regards se rencontraient, les sourires se répondaient. Mais très vite revenaient dans les yeux, sur le visage, l’amertume et la douleur… et comme une étincelle d’ironie : tu crois vraiment, toi qui m’aimes, que tes cuillerées vont tout sauver ?
Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas)
Je te reconnaîtrais parmi 100 000 visages.Même dans le noir. Je te reconnaîtrais, je le sais soudain.
Tes cheveux bruns d’abord, flottant souplement jusqu’à tes épaules, caressés par la brise douce qui nous enveloppait. Toi, tu n’y faisais pas attention, moi déjà je t’en voulais de cette souplesse, de cette tendresse implicite. Tes yeux verts ensuite, rêveurs et concentrés, ton regard simple, direct, heureux. Tu connaissais ton chemin, moi déjà j’avais perdu le mien, je ne voyais plus la ville autour de moi, ni les passants… Et puis ta bouche, tes lèvres pures, fines et ourlées, avec ce sourire gai et retenu que, oui, même dans le noir je ne pourrais oublier. Et moi je serrais les dents, déjà les mots me manquaient, le dépit me prenait. Ton visage tout entier, ta beauté, ta jeunesse, les lignes tranquilles de ton menton, de ton visage, de tes épaules, tout disait ta sérénité, ta complicité heureuse avec le monde. Et moi, debout près de toi, si loin de toi en fait, je sentais mon visage se fermer, mon corps se figer. Oui, je te reconnaîtrais, je le sais, et le noir ne pourrait effacer ton visage. Il faut que je te dise, toi qui ne le sauras jamais, combien j’ai senti avec violence que je ne pourrais jamais lire tout ce que portait ton visage, que quelque chose en toi m’échapperait pour toujours. Combien je t’en veux, combien je m’en veux, de cet instant de bonheur et de manque, de plaisir et de souffrance… Toi que ce matin j’ai fugacement croisée dans la rue,toi qui ne m’as même pas vu.
Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la peinture de Manet, au début de cette publication.)
Vous ne tirerez pas. En tout cas vous espérez sans doute ne pas avoir à tirer. Debout derrière le peloton d’exécution, vous vérifiez une nouvelle fois votre arme. Votre visage pensif se veut concentré sur cette vérification, réglementaire et en même temps apaisante. Vos doigts effectuent sans effort les gestes mille fois répétés, vos yeux se penchent avec application sur l’arme. Vos moustaches, abondantes, bien soignées, cachent votre bouche et empêchent de déchiffrer vos sentiments. Aucune émotion n’apparaît. Le sérieux et le calme d’un professionnel. Est-ce que ce regard dissimulé, ces yeux fermés, cachent vos pensées, vos émotions ? Ou bien les révèlent-ils aux yeux des témoins ? Tout semble calme à proximité. Debout, toute passion rentrée, soldats et fusillés jouent leur rôle, pas de gestes brusques, pas de révolte. Le cri d’un supplicié, la peur et la colère des quelques témoins ne font que souligner l’exécution froide et l’acceptation passive, on aurait envie de dire paisible, des ordres reçus. On vous a ordonné d’être là, en réserve sans doute. Vous êtes un bon soldat, vous ne vous révolterez pas. Pas d’inquiétude ni de colère, pas d’angoisse dans votre visage, que vous voulez indifférent. s’il faut tirer, vous tirerez, vous êtes là pour ça, vous aussi. Mais votre visage penché avec application, vos mains crispées sur votre arme, parlent pour vous. Vous vous tenez deux pas en arrière, vous n’avez pas tiré, vous n’êtes pas acteur. On a très envie de penser à votre place, de placer dans votre bouche qui serait enfin expressive : pourvu que tout cela soit vite terminé ! Pourvu que je n’aie pas à tirer !
Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) (avec Hubert Haddad)
Je me souviens d’un soupir, poussé vers un visage rêvé. Depuis le soir, la rougeur de mes joues tourbillonnait vers les nuages, et le temps qui passait ne faisait que déchirer davantage le vide autour de mes yeux. Peu importaient les éclairs ou les zébrures, mes sourcils restaient suspendus à la brume du soir. J’avais trop longtemps gardé mon rire à l’abri du vent et de l’espace, rien d’autre que la tendresse n’aurait pu empêcher le tourbillon de mon regard inquiet de pénétrer l’horizon.
Je me souviens d’un soupir, poussé vers un amour. Depuis le soir, mes yeux scrutaient le vide de l’espace et l’emplissaient des étoiles de mes rêves. Peu importait l’inquiétude de ma bouche, le rictus de mon front, mon visage restait tourné vers l’espoir d’un horizon . J’avais trop longtemps gardé en moi les larmes et les caresses, rien d’autre que la tendresse n’aurait pu faire disparaître en mes oreilles le vacarme de ma solitude.
Pourtant, ce soir là, les yeux fermés, j’ai exploré la bourrasque et le ciel et même les nuages n’ont pu cacher la déchirure enfin heureuse. Si maintenant mes soupirs s’envolent dans l’espace, rien d’autre que les étoiles ne peuple mes horizons légers.
Galerie (avec Walt Whitman, Feuilles d’Herbes)
Solitude contrainte, je marche. Au hasard du chemin, je marche. A la croisée de nos chemins, les visages ; visages masqués, blancs peut-être sous le blanc du tissu, visages de peur, visages à craindre ; d’autres visages, fermés, regards fixés sur le chemin, tournés vers l’intérieur, visages impénétrables, visages à ignorer peut-être ; visages amicaux enfin, le sourire est là. Sourire à partager, le pas se ralentit, visages scrutés avec joie, réconfort, visages côtoyés et chaleureux, chaleur reflétée, échangée ; et puis, sur le chemin solitaire parcouru, tous les autres, visages amis éloignés, qui me manquent et pourtant me rassurent, visages aimés, les lèvres embrassent, le front lisse apaise ; les revoir, paisibles, un bonheur à venir ; visages impavides enfin, beaux et calmes, perdus pour toujours et toujours présents, bouches closes et aimantes, yeux fermés sur des bonheurs passés, vivants encore.
Auteur : Guy Castelly