Visages, par Monique Fraissinet

© Edouard Boubat 1989

Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)  

Je me souviens de sa bouche. C’est ce qui m’avait attiré chez lui, et d’aussi loin que je me souvienne je ne crois pas avoir attaché autant d’importance aux lèvres d’un garçon. Les siennes avaient un goût boisé. Rien d’autre que ses lèvres. C’est d’elles que j’allais apprendre à me nourrir de la beauté de la forêt. Pourtant ce matin là , dès le réveil  alors que nous étions allongés sur le sol, l’ombre des multitudes d’arbres au feuillage dense flottait dans ses grands yeux clairs, même les nuages n’attiraient pas son attention. L’odeur de la moisissure de l’humus, celle âcre des fougères entraient dans ses narines qui s’emplissaient du nectar de la terre et il tenait à me le faire remarquer. Il m’apprenait la nature tout simplement. 

Au-delà de la beauté du paysage, et depuis le soir, je n’avais d’yeux que pour lui, je me rassasiais des moindres détails de son visage. Ses sourcils étaient aussi denses et aussi doux que la mousse verte qui s’étendait souplement sous notre couchette. Sa peau était aussi lisse, aussi fraîche, que celle des cèpes ambrés que nous avions cueillis. 

Si maintenant, je le voulais, je n’avais qu’à suivre cet homme des bois, j’étais prête à arpenter toutes les pinèdes, à connaître tous les champignons, à cueillir les lichens vert-de-gris qui s’accrochaient aux troncs et aux branches, je ne me soucierais pas du temps qui passe. Je le laisserai marcher devant, je ne me lasserai pas de regarder son cou, sa nuque, ses cheveux noirs hirsutes. 

J’ai trop longtemps gardé une méconnaissance de l’osmose qui peut exister entre la nature et l’homme. Au lieu des rêves, je m’emplis de ce bonheur de l’avoir lui et moi à ses côtés, je serai le fruit qu’il aura fait naître de ses bourgeons de savoirs. Peu importe les écarts ou les refus qu’il existe entre nous, je n’aurai aucun mal à m’adapter. Même lorsque son crâne sera chauve, même quand ses yeux n’y verront plus beaucoup, nos pas s’accorderont pour traverser ensemble toutes les forêts, toutes les pinèdes,  à connaître tous les champignons, à cueillir les lichens vert-de-gris qui s’accrocheront encore et toujours aux troncs et aux branches, je ne me soucierais pas du temps qui passe, ses racines seront les miennes.

Mon essentiel dans ton visage (avec Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens

Peau épaisse, ratatinée, plissée ou tendue, cicatrices ; à gauche, la lèvre supérieure figée à tout jamais, relevée jusqu’à la base du nez laissant voir des dents chevalines.

Au-dessus de ses yeux vairon, à droite, un accent circonflexe, broussailleux, couleur charbon, à gauche une légère courbe, même broussaille couleur charbon ; géométrie variable, déséquilibre clownesque.

Distorsion de couleurs sur le côté droit dessinant un rond blanc parfait au milieu d’une barbe de sept jours noire drue et fournie ;  le yin et le yang non souhaité.

Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant

Les rares fois, le soir, où il se penchait sur  moi pour me témoigner un peu d’affection, je redoutais le contact râpeux de sa peau, les os de sa mâchoire inférieure formaient des angles qui cognaient contre ma joue, ses lèvres minces jusqu’à parfois devenir inexistantes tant sa bouche se contractait,  me faisaient redouter le moment du coucher. Je ne pourrais pas dire s’il fermait les yeux pour savourer un éventuel plaisir d’être près de mon visage ou si au contraire c’était pour lui une contrainte ou un rituel. Ce visage n’avait pas la douceur que j’en attendais. Le matin d’après le jour de cette non caresse, la lueur du jour  étant entrée dans la chambre, je percevais un visage différent. Durant la nuit sa barbe avait pris une coloration différente de celle du soir, assombrissant son teint, ses lèvres ne s’étaient pas desserrées malgré le repos de la nuit. Je ne me suis jamais posé de questions sur son âge, pour moi il était vieux. Ce n’est que quelques décennies plus tard que j’ai compris qu’il avait été jeune, quand, après un été particulièrement chaud qui avait brûlé sa peau claire, j’ai remarqué  que quelques sillons fendaient ses joues, d’abord à partir de la commissure de ses lèvres, puis plus près de ses tempes. Son front avait peu changé, traversé de part en part par trois rides qu’il entretenait en soulevant régulièrement ses sourcils peu épais comme pour ouvrir plus amplement ses yeux ou marquer sa désapprobation. Son caractère se lisait sur son visage. Ses yeux clairs ajoutaient de la froideur à son regard qu’il maintenait toujours à distance de celle ou celui qui était face à lui. J’avais  noté qu’il n’avait jamais de cernes ni de poches sous les yeux. Ses cheveux fins, toujours coupés très courts et peignés vers l’arrière ne blanchirent jamais contrairement à sa barbe qu’il négligeait de raser en avançant dans les années. Comme il souriait peu je ne saurais dire s’il avait eu auparavant de belles dents. Les années faisaient leur travail, ternissant sa peau. Ses oreilles pour lesquelles je n’avais jamais vraiment rien remarqué sauf qu’elles étaient écartées de son visage sans être en feuilles de chou, avaient changé, en tout cas elles étaient différentes et ça j’en étais certaine sans savoir dire quels détails m’avaient frappé mais c’était une réalité. Ses joues se creusaient, seul son nez n’a jamais changé sauf qu’il supportait maintenant des lunettes cerclées de métal blanc.

Galerie (avec Walt Whitman, Feuilles d’Herbes

Chargé de la surveillance dans le grand hall du palais de justice, chaque jour, chaque jour et encore depuis la nuit des temps, ils sont là ; les visages pâles de ceux que la peur paralyse ;  les visages rouges ou violacés de ceux qui ont souffert de l’errance et du froid de la rue ; les visages émaciés, grêlés ; les visages dissimulés pour passer incognito ; les visages blasés des habitués ; les visages faussement décontractés dont le cœur est prêt à lâcher ; les visages luisants de sueur parce que la peur au ventre ; les visages qui scrutent ; les visages des honteux qui baissent les yeux ; les visages de colère, de vengeance, de rancœur ; le reflet sociétal dans quelques mètres carrés, des hommes et des femmes qui, a un moment ont franchi leurs limites, des limites.

Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages (avec Emmanuel Levinas) 

Je peux dire que jusqu’à mes dix ans je n’ai vu que toi, tu étais l’unique homme qui partageait ma vie, du matin au soir tu m’apparaissais lisse, lisse en toutes circonstances, tu n’effaçais jamais le rictus qui faisait froncer tes sourcils séparés par trois rides profondes, marquées jusqu’à la mort, je me disais que tu étais né avec, quand je dis lisse, il ne faut pas se méprendre, je veux dire par là que ce qui m’agaçait en te regardant c’est que tout était réglé avec des habitudes inébranlables,  dans tes gestes, le port de tête, ton regard froid, certainement à cause de la couleur de tes yeux, de l’autorité que tu incarnais, ta bouche ne s’ouvrait que pour jeter des froids, tes lèvres que je n’ai jamais vues tant elles étaient inexistantes, je ne les ai jamais senties sur mes joues, par contre, ce sont tes phalanges que je redoutais,  pour des revers, tu avais de trop grandes mains… les quelques rares fois où j’ai caressé tes mains, c’était pour suivre avec mes petits doigts tes veines gonflées et bleues que je faisais rouler, que je suivais avec précision comme de petits chemins, je les comparais avec celles de l’autre main, le claquement de ta langue sur ton palais signifiait que mon jeu devait cesser, j’avais tout saisi, j’aurais aimer jouer à la coiffeuse avec toi, coiffer tes cheveux fins peu épais, changer ta coiffure, mais non, impossible, je le redis tu étais lisse, résolument réfractaire à tout changement, ta barbe tu l’effaçais trois fois pas semaine, pas plus pas moins, je le sais parce que de ma chambre j’entendais le bruit du rasoir électrique, tu baissais la tête seulement pour lire le journal, une main sur la tempe gauche, la main droite tournant les pages, tes paupières cachaient tes yeux, le silence, toujours le silence, pas de commentaires. La peau lisse de ton visage je ne l’ai caressée que bien trop tard, mais c’était trop tard.

Ce que ton visage me dit de toi (avec Michel Butor, La Modification et à partir de la photo de Edouard Boubat – Café La Tartine, rue de Rivoli Paris 1989, au début de cette publication).

La vitre du bar derrière laquelle vous vous êtes installée est partiellement couverte de buée dans l’angle supérieur droit. Vous ne tenez pas à être cachée, vous voulez voir. A l’extérieur des badauds passent devant la terrasse du café, vous observez, vous vous laissez aller, le menton soutenu par votre main. Vous vivez dans l’espoir de pouvoir écrire sans être dérangée, ce lieu vous paraît idéal. Écrire pour parler des visages, des autres, écrire pour parler de la ville. Vous êtes dans la réflexion, dans l’observation, vous vous laissez entraîner dans des pensées qui suggéreront l’écriture à venir. Vous étiez entrée transie de froid et maintenant c’est une douce chaleur qui remonte vers votre visage, devant vous votre carnet de notes est fermé. Vous ne savez pas encore ce qui va vous accrocher, le mouvement,  les bruits, les couleurs, vous vous laissez emporter dans la quête d’une situation qui vous fera basculer vers les premiers mots. Vous ne bougez pas, vos pupilles noires sont fixes. Vous savourez ces instants propices, quelquefois douloureux qui vous maintiennent dans l’instant présent. Votre monologue intérieur vous a-t-il fait basculer vers d’autres centres d’intérêts ? Votre respiration est calme, votre bouche fermée. Etes-vous là, déjà partie ou perdue ailleurs ? Un bruit de pas et instinctivement vous tournez votre regard vers la droite. Votre main n’a toujours pas bougé. Vous êtes tout simplement bien. Vous vous nourrissez de ce bien-être, vous oubliez que vous étiez venue là pour écrire. Un barman s’approche, vous commandez un café noir. Votre main droite déplace votre carnet de notes toujours et encore fermé.

Auteure : Monique Fraissinet

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