
Dernière étape. Elle est dans le train depuis trop longtemps. Fatiguée. Trois changements entre le Sud de la France et Berlin. Et dire qu’elle avait son billet d’avion en main. Tout était organisé. Elle avait trouvé un vol pas cher, avec une compagnie low cost. Elle se serait bien passée de ce voyage dans ces temps de pandémie où le virus se déplaçait plus vite que les voyageurs. Mais sa mère était souffrante, hospitalisée, et la réclamait. Alors, Christine avait pris son billet. Mais à l’aéroport, une mauvaise surprise l’avait terrassée, il fallait produire un test de moins de 72 heures pour prouver qu’elle n’était pas contaminée. On lui avait pourtant assuré que ce test n’était pas exigé pour le vol ni pour la frontière. Oui, mais il y avait des lois non écrites et la compagnie d’aviation avait refusé son billet. Elle s’en voulait d’avoir mal compris, mais elle n’était pas la seule, il y avait d’autres voyageurs éconduits et tous ensemble, ils avaient cherché un moyen de transport de remplacement. Taxi pour la prochaine gare, billet de train – curieux, dans le train, personne ne demandait le test, il fallait juste le masque comme partout – vingt heures de trajet et d’inquiétude pour sa mère. Maintenant, elle est vannée. Soucis d’argent, problème de repas, de sommeil, il est temps qu’elle arrive.
L’accueil de la ville est glacial, -14°, un mauvais vent souffle dans les rues, elle glisse sur le bitume couvert de verglas, peste, rattrape sa valise et cherche le tram à prendre. En route pour l’hôpital d’abord, embrasser sa mère, récupérer les clefs de l’appartement, puis repos récupérateur. Elle aurait mieux fait de téléphoner avant de se mettre en route, les entrées de l’hôpital sont bien gardées, pas question de rendre visite à sa mère, même avec le masque obligatoire. On se méfie du virus et de ceux qui pourraient l’apporter avec eux. Donc, c’est non pour la visite. Pour l’instant du moins. Et les clefs ? Elle ne va tout de même pas aller à l’hôtel ? Les infirmières sont compréhensives, coup de fil à sa mère, explications, pleurs, embrassades virtuelles, et les clefs arrivent à l’accueil. Elle est épuisée, frigorifiée, déçue et n’aspire qu’à rentrer s’abriter du froid et à se remettre de ses émotions.
Elle retrouve le quartier de son enfance où s’alignent des rangées de barres grises hautes de six étages, architecture typique est-allemande, fonctionnelle à défaut d’être belle. Entre les bâtiments, des petits carrés de verdure, poumons rudimentaires. Elle reprend avec plaisir sa chambre telle qu’elle l’a quittée. Personne n’y touche, sa mère en a fait un sanctuaire. Elle n’a jamais accepté le départ de sa fille si loin d’elle. Elle a bien dû remplir sa vie par d’autres émotions, occupe un emploi dans une bibliothèque, voit des jeunes et des personnes âgées, se voue corps et âme à son travail et écrit des poésies à ses moments perdus. Mais que sa fille fasse sa vie dans un autre pays, revienne de temps en temps seulement pour la voir, cela, elle ne le comprend pas. Ne l’admet pas et lui en veut. Les deux femmes ont des relations difficiles. Mais même si Christine refuse la relation fusionnelle, elle accourt à Berlin dès que sa mère appelle, pour un ennui sévère ou pour une fête.
Elle se souvient avec émotion de Noël il y a un an, la ville était resplendissante. Pleine de lumière. Marchés de Noël sur toutes les places importantes. Devant les églises, les châteaux, les musées. Malgré le froid hivernal, l’ambiance était chaleureuse autour des chalets colorés, animés, odorants, qui formaient de petits villages surprenants. Sur Alexanderplatz, c’était l’étalage de bijoux fantaisie, foulards en soie et cachemire, bibelots et souvenirs… un stand renversant, de la vaisselle en porcelaine, décor à dominance bleu, tasses et mugs à fleurs, à points, à pois, à festons, sous-tasses assorties… une montagne de porcelaine bleu et blanc et au milieu une dame vêtue en bleu, deux nattes blondes dépassant d’un chapeau énorme en fourrure, des gants bleus, une chaîne de perles d’un bleu foncé coulant sur sa poitrine opulente… Christine avait même acheté deux mugs en souvenir. Un peu plus loin, des effluves de chocolat l’avaient fait saliver. Des rangées de têtes de nègre, ou baiser de chocolat, des demi-sphères noires alignées sur les étagères, goût de l’enfance, douceur de la mousse à l’intérieur du chapeau en chocolat, sucre écœurant et addictif. Le « Gendarmenmarkt », le marché aux gendarmes, était installé sur une grande place encadrée au nord et au sud par deux cathédrales réformées, le dôme allemand et le dôme français, jumeaux se faisant face autour de la place. Ce marché était encore plus grand, encore plus animé. Fanfares, chansons, piécettes de théâtre, concours divers, tout retenait les passants. Au centre de la place, de l’artisanat d’art, bois, cuir, laine, brosses, bougies, billes, du vin chaud dans des pots bleu-marine aux dessins colorés, on avait envie de tout acheter. La nuit tombée, des lumières bleues et mauves éclairaient les deux cathédrales. Christine avait été éblouie. Ambiance romantique, à rêver. Envie de monter sur le dôme français pour admirer le panorama. Deux-cent-cinquante-quatre marches couleur brique pour monter dans la tour jusqu’à la balustrade. Elle avait été seule sur l’étroit balcon qui entourait la coupole illuminée. S’appuyant à la balustrade en fer, regardant en bas le grand sapin décoré au milieu du marché, les petits personnages se promenant dans les ruelles comme sur une scène de marionnettiste. Haut dans le ciel, la lune ronde et brillante était montée au-dessus du dôme bleu et planait sur le paysage comme un éclairage de théâtre.
Elle se souvient, elle rêve, secoue la tête. La ville ne ressemble plus à ces souvenirs. Peu d’animation dans les rues froides, les gens se faufilent, masqués de blanc ou de bleu, ne s’arrêtent pas, aucun rassemblement de groupes discourant joyeusement. Les musées fermés, les cinémas clos, plus de restaurants ouverts aux effluves tentants, écoliers, étudiants rentrés à la maison, peu de voitures dans les rues, les gens se confinent, ça s’appelle lock-down, on ferme, on enferme. Elle avait essayé d’appeler des amies d’enfance pour provoquer une rencontre, toutes se sont défilées, peur du virus, peur de la contagion. Et sa mère, toujours à l’hôpital. Christine avait fini par se faire tester pour pouvoir lui rendre visite. Avec toutes les précautions exigées par le personnel médical. Elle ne s’était pas révoltée. Chez elle, c’était pareil. Masque, gel, lavage des mains à tout instant. Des gens hyper-prudents. Des gens insouciants. Des gens déprimés. Des gens rebelles. Elle se demande ce qu’elle fait ici. Elle doit rentrer. Elle va rentrer. Sa mère est bien soignée. Elle a ses amies, ses aides, ses soutiens. Elle n’a pas besoin de sa fille. Et Christine doit reprendre son travail bientôt.
Le billet de retour est acheté, elle repart en train, les avions se font rares. Les adieux sont faits. Larmoyants, comme toujours. Elle a honte, mais elle languit de partir. Reprendre sa vie. Retrouver sa solitude, la maîtrise de ses journées, et son rythme de travail et de loisirs, même si, pour l’instant, tout est plus restreint, coincé, ordonné. Elle part. Ce sera long. Le train la berce, l’endort, le paysage défile. Après la frontière, elle se prépare pour le changement à Strasbourg. Choc épouvantable, cri perçant des freins, grincement des roues, elle est secouée, des gens tombent de leurs sièges. Remue-ménage, inquiétude, personne n’est réellement blessé, mais tout le monde est angoissé. On ne sait rien. La communication est défaillante, en tout cas, cela ne semble pas la priorité du moment. Elle descend les marches au milieu de la foule qui se rend sur le quai, prudemment, et cherche un contrôleur. Enfin le renseignement arrive. Accident grave. Grave comment ? Petit à petit, on apprend. Un désespéré s’est jeté sous le train, ne s’est pas raté. Malheur ! Comment peut-on ? Quelle horreur ! Les gens discutent, compatissent. Et puis… quand est-ce qu’on repart ? La correspondance est assurée ? La vie reprend le dessus, ils veulent arriver chez eux. Le plus vite possible. Christine aussi. Elle est touchée, émue. Mais son changement à Strasbourg est compromis. Pas de chance. Il y aura du retard. Trois heures, quatre heures, on ne sait pas encore. Arrêt à Strasbourg. On s’occupera de vous. Hôtel. Train de correspondance le lendemain. Elle est fatiguée, lasse, sans énergie. Elle ramasse ses bagages, ne pleure pas encore. Ce sera pour ce soir, sous l’édredon. Elle sera à Montpellier demain soir. Secouée par tous les aléas de ce voyage. Lézardée, profondément atteinte par l’accident, mais aussi par tous les incidents, ambiances bizarres, émotions retenues. Par cet éternel pas de chance. Elle n’a plus envie de bouger, elle qui rêvait de voyages… Elle s’est calmée. Elle se reposera. On ne parlera plus de voyages avant longtemps.
Autrice : Monika Espinasse (février 2021)
on est avec elle