
Depuis la disparition de sa femme, tout allait de travers. Il n’ouvrait plus les volets, vivait dans la pénombre, sortait le moins possible et en catimini lorsque le garde-manger était vide et qu’il fallait le remplir à nouveau. Les autres, dehors, le regardaient par en-dessous, comme si son deuil était une maladie à laquelle ils ne voulaient pas se frotter. Ils se persuadaient en détournant les yeux qu’ils respectaient une sorte de trêve à l’issue de laquelle Hubert reprendrait pied dans la vie ordinaire à l’endroit même où il l’avait désertée le jour du drame.
Lui ne semblait se rendre compte de rien. Il se perdait, la plupart du temps, engoncé dans une réflexion profonde et immobile, qui agissait comme un coussin d’air et mettait entre lui et le monde une distance salutaire.
Ce jour-là était jour de ravitaillement et Hubert se préparait mentalement à franchir le seuil de sa maison.
« Aujourd’hui, je dois sortir, il faut que je finisse d’installer les étagères, je dois passer au magasin de bricolage, celui où la vendeuse a un air si pincé que je dois me contraindre à prendre l’air ravagé pour ne pas lui éclater de rire au nez et la forcer à regarder ailleurs. Tout le monde me paraît tellement idiot, depuis quelque temps… comme si j’avais du temps à perdre en bavardages stériles le long du chemin. J’ai tellement de choses à faire encore, avant la nuit : poser les étagères, ramoner le poêle, lessiver les linos, cirer le parquet de la petite chambre du fond. Décidément, il ne faut pas que je traîne. Hâtons-nous pour rentrer plus vite ! Il y a la baignoire aussi, à récurer de fond en comble. »
Hubert envisagea un instant de prendre sa blanche et rutilante voiture dont le moteur ne tournait plus que rarement mais se ravisa très vite : trop de manœuvres hasardeuses pour la sortir du garage. Il ne s’en sentait pas le courage. Il partit donc à pied, d’un bon pas malgré ses yeux vagues. Il pénétra dans la quincaillerie du village et, sans saluer personne, se rua sur la caisse de visserie en promotion au fond du rayon de gauche. Il farfouilla un moment avant de dégotter ce qu’il cherchait, visiblement trop absorbé par ses sombres pensées pour se concentrer sur l’instant présent.
« Oh, il y a même une chignole, quelle chance, je n’aurais pas besoin de courir en ville samedi prochain. Un sacré gain de temps ! Voyons voir, ai-je bien tout le nécessaire ? Mais oui… je passe à la boucherie et je rentre. »
Hubert s’étira douloureusement, réprimant un soupir las. Il n’était pas étonnant que ses anciennes connaissances aient du mal à l’aborder, le quinquagénaire avenant et doux s’était métamorphosé en une sorte de grande tige rigide qui ne souriait plus jamais et semblait lutter en permanence pour conserver son équilibre face au vent, le poids du fardeau qu’il portait menaçant de le faire vaciller à tout instant. Depuis ce jour maudit où Clara n’était pas rentrée de son cours de boxe, il y un mois, il n’était plus lui-même. Était-ce l’incertitude qui le rongeait de ne pas savoir ce qui était arrivé à sa femme si pleine de vie et d’énergie ? Les gendarmes avaient retrouvé sa voiture près du fleuve, une portière grande ouverte mais les recherches avaient tourné court. Hubert ne parvenait à trouver aucune explication rationnelle à la situation. L’hypothèse avancée du suicide ou de la fugue amoureuse défiait toute logique pour quiconque connaissait Clara comme lui la connaissait. Il s’était résigné, imaginait un enlèvement, une agression, il soupçonnait qu’il ne la reverrait pas vivante. Et d’ailleurs, lui-même ne vivait plus beaucoup…
Ses pas le menèrent jusqu’à la boucherie : il y acheta un grand sachet de déchets et d’os de bœuf. Le boucher le salua dignement et en rajouta un peu pour faire bon poids, il subodorait que le temps des vaches maigres n’était pas près de se terminer de sitôt pour le pauvre Hubert. Il n’avait pas de chien. Si sa bourgeoise n’avait pas toujours eu les yeux qui traînaient partout, il aurait même glissé une entrecôte dans le paquet, le brave homme.
Ses emplettes terminées, Hubert reprit enfin le chemin de sa demeure. La lourde porte en chêne se referma sur lui dans un grincement malsain.
« Je m’attelle à la tâche et puis je m’ouvre une bonne bouteille de rouge. Il me reste un côte du Rhône de 69 à la cave si mes souvenirs sont bons. Si je ne le bois pas aujourd’hui, je ne trouverai plus de meilleure occasion. Ne me regarde pas comme ça, Clara, je mérite bien une petite pause avec la vie trépidante que je mène depuis un mois. Si tu crois que c’est facile, de penser à tout, de vérifier sans arrêt que le scénario est plausible, que je ne commets pas d’erreur. Grâce au ciel, ce soir, tout sera terminé. Ne roule pas ces yeux terrifiés et n’essaie pas de protester, tu sais bien que je t’ai coupé la langue il y a trois jours. Qu’est-ce que ça peut saigner, une langue, dis donc, la salle de bains est dans un état ! Ne t’inquiète pas, ma chérie, toi aussi tu auras droit à un bon petit plat ce soir, je suis passé à la boucherie. Le repas du condamné… Je t’aiderai un peu. C’est pas facile de manger proprement avec des moignons, j’en ai conscience, on est pas des bêtes tout de même, un peu de dignité… Arrête, je te dis, tu t’épuises pour rien, tu es laide à te traîner et à te tortiller comme ça sur le sol. C’est trop tard. Il fallait y penser avant, tes jambes sont au garage, coupées en petits morceaux, elles attendent le reste pour partir à la déchetterie. Une aubaine, ces travaux de rénovation dans la maison. Allons Clara, sois bonne joueuse, tu sais bien qu’entre nous, cela ne pouvait plus durer… Les humiliations, les menaces, le mépris, les coups même, depuis que tu pratiquais un sport de combat. Tu sais ce que l’on dit ? Tant va la cruche à l’eau…, quoi ? Que signifient ces borborygmes ? Un dernier baiser ? Ferme les yeux et tends la lèvre, je te pardonne, meurs en paix. Sois sage pendant que je vais chercher la scie sauteuse. »
Jusqu’entre chien et loup, Hubert s’activa. De l’extérieur, on percevait le bruit des outils qui travaillaient sans relâche, cherchant à consoler l’homme esseulé par une surabondance d’activités qui le mènerait peut-être enfin, à un oubli réparateur.
Autrice : Stéphanie Rieu