
Edward avait mis de côté son travail, cette vie faite de compétitions aux profits ne lui convenait plus. Il
avait laissé un mot sur la table Je sors prendre l’air. Il n’avait pas claqué la porte derrière lui pour ne pas
la réveiller. Il prit la rue qui le menait à la gare, jeta un coup d’œil sur le tableau d’affichage des trains au
départ. Celui affiché à la troisième ligne le Catskill Mountain Railroad allait vers le nord, il alla se
renseigner au guichet.
- Jusqu’à Kingston, trois heures quinze de trajet Monsieur, ce n’est pas le plus rapide.
Il ne voulait plus être l’esclave du temps, ce trajet était parfait. Le billet en poche, le sac sur le dos, en
franchissant la porte du wagon il se surprit en poussant un Hourrah !
Arrivé en gare, Edward traversa le hall, jeta un coup d’œil à gauche puis à droite. Toilettes. Le nécessaire
indispensable ensuite ce sera au petit bonheur la chance. Il continuera sur sa droite.
La gare est proche de la forêt. Après avoir marché deux heures en longeant l’unique chemin qui serpente
entre feuillus, trembles, épinettes et résineux, il s’arrête devant une cabane construite en rondin de bois au
toit d’un seul pan, plutôt bas, recouvert de mousses et de petites branches de bois morts qui gisaient là
depuis on ne sait combien d’automnes et d’hivers.
A l’intérieur régnait un fouillis innommable, une femme qui semblait être plus proche de l’au-delà que de
son avenir était assise sur un fauteuil aussi usé qu’elle ; il était seul, elle le suivait des yeux, elle
grommelait la bouche entrouverte. Il était entré dans cet endroit insolite où l’on trouve de tout et de rien,
mais tout ce qui peut servir aux égarés. Il choisit une carte postale, rognée sur les coins, illustrée d’une
magnifique cascade qui chute entre les arbres d’une forêt dense et au bas de l’image, en lettres blanches les
mots Welcome to the wilderness – Bienvenue dans la forêt sauvage – sans indication de lieu précis. A cet
achat, il ajouta un carnet à la couverture de moleskine noire, deux crayons à papier HB, une gomme.
Parfois, je n’ai aucune idée où ma vie me mène mais je laisse faire. Probablement qu’elle connaît mieux
la route que moi, ces quelques mots hâtivement écrits au dos de la carte, Edward les adressait à sa femme
alors qu’il marchait vers les montagnes du Catskill.
Arrivé au bout du chemin, une large plate-forme. Il s’est assis, jambes pendantes, au bord de la très haute
falaise qui surplombe l’immense plaine où coule le fleuve Hudson et où scintille l’eau de deux lacs. Il
caresse des yeux et du bout des doigts les multiples inscriptions gravées au sol sur les dalles des pierres
calcaires qui l’entourent. Son imagination aidant, il construit l’histoire de ceux qui ont laissé là leurs
initiales pour l’éternité et pour asseoir le début de leurs idylles quelques-uns y ont ajouté une date, un
prénom. Il se signe. Edward a cette étrange habitude de se signer quand quelque chose le touche
profondément, un peu comme une prière ou une incantation, tout simplement ça le soulage, lui-même ne
sais pas pourquoi, il faudrait creuser un peu.
Pour le plaisir de la vue, la nature a assorti toutes les couleurs. Edward parle seul à haute-voix, recueillant
cette beauté qui s’ouvre devant lui. Loin, très loin, la ligne d’horizon se perd dans un peu de brume. Un
homme fraîchement rencontré sur sa route s’en émeut, il reste en arrière, se tait pour ne pas troubler cet
instant qu’il trouve magique.
Au loin, très loin sur la droite, les contreforts des Appalaches se dessinent sous un ciel d’un bleu
incomparable.
Dans son for intérieur, la plénitude, la gratitude pour cette belle étendue verte parsemée de quelques bois
plus foncés et l’eau pour donner la vie. L’énorme quantité d’oxygène qu’il respire, qu’il consomme
avidement lui remplit les poumons comme cela ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. - Viens t’asseoir prés de moi, dit-il à l’homme qui était resté derrière lui et qu’il apercevait en tournant un
peu la tête.
Ils étaient là comme deux jumeaux, chacun son chapeau de cuir aux lanières nouées sous le menton, deux
ermites dans un pur silence et ça leur va bien.
Il prit le calepin et le crayon qu’il avait enfouis dans la poche intérieure de sa veste. Il força un peu sur la
charnière du carnet pour le maintenir ouvert. Sur la première page il notait :
2 juillet 2019. Un homme que j’ai rencontré sur mon chemin est assis prés de moi, nous ne nous parlons
pas, ensemble nous buvons la nature. Je cherchais un instant comme celui-ci depuis bien longtemps, un
espace de temps où personne ne me demande ni un résultat, ni un rendement, ni un projet, ni un
aboutissement. J’ai tout à prendre, rien à rendre. Un rapace majestueux, un aigle sans doute, plane près de
nous, j’entends le frou-frou dans ses plumes, le vent s’y engouffre et glisse puis, comme si sa tête était
montée sur un ressort, il la tourne vers nous, je distingue parfaitement son bec crochu, ses gros yeux
jaunes, ses redoutables serres. Il vole jusqu’à ne percevoir qu’un point que mes yeux ont du mal à déceler.
Sur ma gauche se dresse un arbre en forme de monstre, je l’écoute bruire doucement, tout doucement, il
est là depuis tellement d’années, il mourra à cette place. Une graine l’a mis là, d’ici il connaît tout, mieux
que moi.
Au-dessus le ciel se teinte de violet alors que le soleil se laisse glisser vers l’horizon. Il ne tardera pas à
faire nuit. Il me faudra poster la carte à Zabeth.
Il referma le carnet, le replaça dans la poche intérieure de sa veste.
L’homme venait d’enlever ses lunettes noires qui lui couvraient largement le visage. Pour la première fois
Edward vit ses yeux.
Edward n’avait pas d’itinéraire, pour avoir un itinéraire, il faut un plan, et de plan il n’en avait pas, pas plus
qu’il n’avait de projection dans l’avenir. Ils quittèrent ensemble les lieux et comme une évidence, partirent
dans la même direction, accordant naturellement leur rythme de marche, aucun des deux ne se souciant de
savoir si la compagnie de l’autre dérangeait. Seule la route sait où la vie les mène. Edward ne vit aucune
boîte aux lettres.
Autrice : Monique Fraissinet