
« Le ciel est devant moi, face au sud chaque nuit, mais je ne l’ai jamais regardé si longtemps, peut-être parce que je m’en vais, et que. je veux imprimer chaque signe, chaque figure sur mes rétines. Après, je fermerai les yeux et chaque fois que j’en aurai besoin, les images apparaîtront, quel que soit le voile du réel, quelle que soit la circonstance de ma vie. C’est le zénith que j’emporte, le point aveugle vers lequel tout converge, et est-ce par hasard s’il est entouré de tous ceux que j’aime, Grus, Columba, Phoenix, Corvus, et l’oiseau sans nom qui trace une croix de son corps et de ses ailes, dardé vers le sud absolu ? Mais celui que je guette (à peine entrevu, entre des nuages légers, fondu dans la galaxie), cet oiseau étrange, entre Pavo et Phoenix, debout sur la queue de l’Hydre et tournant le dos au serpent lacté, Pica Indica, en qui je n’ai pas de mal à reconnaître mon vieil ami, celui que j’ai chassé en vain durant ces derniers mois, avec son gros corps musculeux, ses moignons d’ailes, ses pieds d’éléphant et son rostre aigu en lame de faux, son crâne chauve de vieux dur à cuire, le vogel, l’oiseau de nausée, mon vieux dodo.
Peut-être est-ce pour ceci que je suis venu à Maurice, sans vraiment le vouloir : pour comprendre l’origine, le point brûlant par où tout a commencé. Voilà quatre-vingts ans mon père a quitté son île pour venir étudier en France, pendant la Première Guerre. Alors il fuyait le désastre, Alma en ruines, son père chassé de sa maison natale, sans avoir commis d’autre faute que s’être montré confiant, et il n’y avait pas d’archange au sabre enflammé pour lui montrer le chemin de l’est, vers Mahébourg, vers Belle Mare, ou vers Poudre d’Or, mais un huissier de justice vêtu de noir, chaussé de petites lunettes, qui dressait l’inventaire.
L’histoire est un tissu en lambeaux. (…) »
J. M. G. Le Clézio, Alma, Editions Gallimard 2017