Abus de pouvoir, une nouvelle de Chrystel Courbassier

© Marlen Sauvage 2016

Elle roulait pourtant à une allure tout-à-fait respectable dans cette rue qui traversait le village, enfin cette petite ville rurale de quelques deux-mille habitants, sous-préfecture du département tout de même, cet endroit où elle exerçait son activité professionnelle auprès d’enfants et d’adolescents depuis près de huit ans. Elle venait tout juste de quitter son lieu de travail, tardivement, épuisée par une journée de consultations à peine interrompue par un déjeuner frugal avalé en toute hâte entre deux rendez-vous. Sa voiture, seul lieu où finalement elle pouvait prendre quelques minutes, pour consulter ses messages téléphoniques, SMS, mails du jour, météo agricole du lendemain et éventuellement passer un dernier appel rapide, pendant le trajet du retour chez elle où l’attendaient trois bambins survoltés qui ne la lâcheraient plus jusqu’au coucher. Elle roulait plutôt tranquillement dans la rue déjà noire et glacée de novembre, bordée de voitures garées des deux côtés, une fine couche de givre en formation sur les pare-brise ; cette avenue traversant le village pour rejoindre la route nationale qui la conduirait presque tout droit jusqu’à chez elle, là-haut sur le Causse. Aussi, entre la lecture de deux messages électroniques, elle ne l’avait pas vu débouler de la droite, dissimulé derrière un pick-up blanc de chasseur, on les reconnaissait sans peine à la grande cage rouillée fixée à l’arrière, pour les chiens enragés, assoiffés de gibier, enfermés tout l’été dans leur chenil au sol recouvert de monticules de crottes, prêts à bondir. Elle avait juste entendu le PONG, sec et rapide, du corps percutant son pare-chocs avant, glissant lourdement sur la chaussée puis plus rien. Un silence de mort… Coup de frein brutal éjectant son portable quelque part sur le plancher de son véhicule Citroën Picasso. Elle mit quelques secondes à comprendre ce qui venait de se produire. Puis encore quelques autres secondes avant d’envisager un mouvement, une réaction. D’abord, les tremblements tout le long de ses bras, dans son ventre, ses jambes puis sa nuque, ses lèvres enfin. Elle avait déjà heurté un chevreuil non loin d’ici, dans les gorges du Tarn, un soir d’été. L’animal était venu s’encastrer dans le pare-chocs avant de sa voiture, brisant un phare au passage, avant de reprendre une course titubante vers la forêt tandis qu’elle avait continué sa route, étourdie. Là il ne s’agissait pas d’un chevreuil, elle le savait, elle était en plein cœur du bourg et puis il lui semblait bien avoir entraperçu une doudoune noire par-dessus un col roulé rouge vif. C’était un homme, elle en était certaine à présent. Un homme venait d’heurter son véhicule. Elle devait faire quelque chose et vite. Le bonhomme n’était peut-être pas mort, peut-être juste blessé, un filet de sang s’écoulant de sa bouche entrouverte, le long de sa joue mal rasée… Elle devait lui venir en aide absolument, immédiatement, sans traîner. Elle savait faire, aider les gens toute la journée, être à l’écoute, bienveillante, attentive, rassurante, consolatrice, c’était son métier, non ? Tout de même, ce n’était pas la même chose, cela n’avait même rien à voir. Elle n’intervenait jamais dans l’urgence. Elle n’aurait pas pu, trop anxieuse, trop stressée, trop sensible. Elle appuya longuement sur le bouton du frein à main automatique, décrocha sa ceinture de sécurité et ouvrit sa portière, sans couper le contact. Une bouffée de chaleur l’envahit alors même qu’il faisait un froid de canard au dehors. Elle baissa la fermeture éclair de sa veste et mit un pied à terre. Les tremblements reprirent. Elle appréhendait ce qu’elle allait voir. Rien ne bougeait sur le bitume. Autour d’elle, pas un chat. Juste ce silence glacial sous le ronron du moteur qui tournait toujours, après le brouhaha de sa journée passée avec des enfants de tous âges. Enfin, elle s’avança lentement vers l’avant de son automobile, tous phares allumés.

L’individu à la peau mate, les cheveux noirs ondulés autour de son visage émacié, barbe naissante (elle avait raison, il n’était pas rasé de quelques jours), gisait de tout son long sur la chaussée, les bras de chaque côté du corps inerte, jambes entortillées façon posture de yoga pour confirmés. Une cigarette à peine consumée avait volé à plus d’un mètre de la bouche de son propriétaire. Lucille resta les bras ballants devant ce spectacle une paire de minutes avant de s’approcher d’un peu plus près, encore plus près. Elle se baissa vers le visage du type, tendit sa main à plat vers ses paupières closes puis s’arrêta avant de le toucher, son autre main portée à la bouche, le regard effaré. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui ! Le médecin avec lequel elle travaillait depuis plusieurs mois maintenant. Celui qui l’avait fait pleurer un matin, en réunion, à force de lui mettre la pression, de venir appuyer là où ça faisait mal. A la fois sadique et pervers, séducteur et provocateur. Capable de repérer très vite les points faibles de ses collègues de travail, de sexe féminin de préférence. Le mâle dominant de l’équipe, attaché au pouvoir. Il l’avait rejointe ensuite dans son bureau pour discuter mais elle était trop émue et en colère pour placer trois mots à la suite. Elle l’avait envoyé bouler. Une fois passée la crise, une semaine après l’altercation, il était revenu un bouquet de fleurs à la  main, elle avait apprécié le geste. Lucille avait eu une discussion avec lui, un long échange productif et bénéfique au terme duquel il l’avait invitée à boire un verre au café du coin pour se faire pardonner.  Lucille avait envoyé un SMS à son mari prétextant le pot de départ à la retraite d’une collègue orthophoniste pour justifier son retour tardif à la maison dans la nuit. Il n’aurait qu’à réchauffer le reste des lasagnes de la veille accompagnées d’une salade verte pour le dîner puis coucher les enfants sans elle, tout se passerait bien, elle en était certaine. Puis un mojito en entraînant un autre puis encore un autre, la soirée était déjà bien entamée lorsqu’elle avait suivi le docteur K. jusqu’à son hôtel où il lui avait offert un dernier verre et plus encore. Elle n’avait jamais fait cela et mit cet écart de conduite sur le compte de l’alcool. Difficile la semaine suivante de se retrouver sur leur lieu de travail, toute distance professionnelle gardée. Lui, avait fait comme si rien ne s’était passé, cherchant plutôt à l’éviter. Il devait être habitué de ce genre de situation pourtant fort incommodante, avait-elle pensé alors. Elle avait ruminé sa rancœur et puis tout s’était tassé. Il était un bon médecin après tout. Il faisait du bien aux enfants, aux parents, à l’équipe aussi. Il était présent quand on avait besoin de lui. On pouvait compter sur son engagement auprès des familles et son investissement auprès des différents professionnels de l’équipe était réel. Elle finit d’approcher sa main de la tête du gisant, effleurant ses cheveux noirs de jais puis sa joue encore tiède, râpeuse. Elle se rappelait ses baisers fougueux dans le cou, sur sa nuque, ses gestes précis détaillant son corps, faisant vibrer chaque pore de sa peau, ses mots doux, suaves, gorgés de soleil. Elle caressa ses lèvres immobiles, gercées, ternies par le tabac. Il lui sembla sentir un filet d’air chaud sur ses doigts. Puis lui revint cet autre jour, une autre réunion, la remarque cinglante, l’arrogance dans le ton de sa voix, l’humiliation qu’elle avait ressentie jusque dans son bas-ventre. Elle avait dû quitter le travail plus tôt que prévu tellement la douleur lui tordait les entrailles. Son médecin traitant l’avait arrêtée quelques jours, lui prescrivant repos et anxiolytiques. Elle ne s’était saisie ni de l’un ni de l’autre. A partir de ce jour, elle n’avait plus ouvert la bouche en réunion, pétrifiée par la seule présence de cet homme qu’elle ne parvenait malgré tout pas à détester. D’ailleurs, tout le monde paraissait tellement l’apprécier parmi ses collègues de travail. On lui déroulait le tapis rouge quand il arrivait, on l’adulait, on buvait ses paroles comme du petit lait. Personne ne se permettait jamais de le contredire, d’aller à l’encontre de ses décisions. Il y avait toujours une bouteille de bière locale au réfrigérateur pour les cas où il daignerait déjeuner avec nous. Le docteur K. aimait la bière, elle avait pu observer qu’il en consommait plus que de raison d’ailleurs. Elle approcha alors son visage de la cavité buccale du blessé assez près pour humer les effluves d’alcool qui s’en échappaient. Enfin elle se redressa et jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Assez rapide pour confirmer que l’avenue était belle et bien déserte. Les maisons alentours avaient les volets clos. De la fumée s’échappaient de quelques cheminées. Un froid subit la saisit. Elle referma sa veste sans bruit. Sa décision était prise. Il n’y avait plus de temps à perdre. Elle attrapa le bonhomme fermement par les épaules et le traîna non sans peine jusque derrière le pick-up de chasseur, dénouant ses jambes au passage. D’après la forme en zigzag qu’elle avait prise, la droite semblait bien amochée. Le pied, sorti de sa chaussure, paraissait ne tenir qu’à un fil, pendouillant comme un pénis en perdition. Lucille remonta ensuite dans l’habitacle surchauffé de sa Citroën et referma la portière doucement, sans la claquer, pour ne pas se faire remarquer. Elle récupéra son mobile qui avait glissé sous le siège passager, envoya un rapide texto à son mari afin de le prévenir de son arrivée prochaine et appuya légèrement sur l’accélérateur. Elle roula lentement jusqu’à la sortie du village, jeta à nouveau un bref coup d’œil dans son rétroviseur, rien à signaler, et prit de la vitesse une fois sur la route nationale, entonnant la chanson Sweet Dreams, selon Marylin Manson, « … Some of them want to use you… Some of them want to get used by you… Some of them want to abuse you… Some of them want to be abused… »

Autrice : Chrystel COURBASSIER 

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