
Marche ou crève… j’ai bien entendu ? il m’a dit ça ? il a osé me dire cette phrase éculée… j’espère qu’il ne le pense pas quand même… marcher… je voudrais bien, mais avec ma patte abîmée, je suis pas sûre d’y arriver, marcher… ce qui s’appelle marcher… d’un bon pas, un pied devant l’autre sans s’arrêter, un deux un deux et puis en chantant encore…comme des gamins en colonne par deux… un km ça use… enfin, tout ça… eux ça les amuse peut-être, mais moi, je ne peux plus, je n’en peux plus, mais crever ?… qu’est-ce que c’est que cette expression, je ne suis pas un chien… et j’ai encore quelques bons moments à vivre… crève toi-même si tu veux, mais laisse-moi tranquille… marche ou rêve… alors là je marche… tiens ça me rappelle une belle émission d’autrefois à la radio, à France Inter… il y a longtemps, mais je marchais je rêvais je voyageais… pas mal, on enlève un c de crève et la phrase devient belle, faite pour ceux qui ne peuvent plus marcher, coincés par la vie, mais qui ont encore tout dans la tête… si les pieds ne veulent plus, tu peux toujours faire marcher le cerveau, marcher un peu, rêver beaucoup… ça me chatouille… ça me convient… je peux partir où je veux… si j’aime la montagne je grimpe, si j’aime la mer, j’arpente la plage, je nage, je regarde le ciel en faisant la planche… si j’aime les fleurs oui c’est moi ça, je visite un jardin extraordinaire, avec des fleurs extraordinaires, avec des senteurs intenses, avec des couleurs inouïes… je me les invente… marche ou rêve… marcher encore un peu, il faut bien s’entretenir sinon les jambes ne savent plus faire… vacillent… s’écroulent… pfitt… voilà le fauteuil qui arrive qui roule presque seul… et voilà que tu peux juste rêver encore… pas pour moi je veux tout… je veux encore marcher un peu… à mon rythme, je tiendrai le coup… pas comme l’autre avec ses bottes de sept lieues… mais marcher encore un peu quand même… et rêver… rêver beaucoup, rêver loin, rêver haut, rêver ailleurs… oui, rêver d’ailleurs…
Autrice : Monika Espinasse
Texte issu du stage d’écriture à La Ronceraie, en Lozère, mai 2022.