
Touché en plein vol
Le petit avion s’est posé, le pilote charge le matériel.
Dans la carlingue, lui est là, isolé dans sa bulle, absent aux bruits extérieurs, concentration absolue… Pas un mouvement, seule l’aérologie lui fait ouvrir les yeux. Un regard presque fixe sur la manche à air, son souffle est court, régulier comme en suspension. Le vent s’engouffre de face dans la manche rouge . L’homme se redresse, il a revêtu son costume à terre. Commence alors tout un cérémonial. Il enfile la cagoule avec application, lentement, il met ses gants, il les ajuste doigt après doigt. Il place le masque sur son visage, fixe le casque. Il est très concentré, ferme les yeux, allonge la nuque, étire chaque bras, il plie et déplie ses jambes emprisonnées dans son costume… Le moteur de l’avion vrombit déjà. Lui est prêt. Sa respiration s’accélère pendant quelques secondes, puis il la maîtrise, le souffle s’allonge, le torse se soulève à peine, il n’a pas prononcé un mot ! L’avion décolle, il prend de l’altitude. L’homme se lève enfin. On dirait une chauve-souris, pas un centimètre de peau n’est visible, une carapace totale l’enveloppe, presque une mue collée à sa peau. Son corps a disparu, avalé, transformé ! Sa stature est impressionnante… Dans le petit avion, la porte s’ouvre, l’homme chauve-souris plonge dans le vide. Il se stabilise, il vole, il vole !
L’air est glacial à plus de 4 000 m. La tête et le corps sont secoués de vibrations, il hurle de plaisir, les jambes prisonnières suivent forcément le mouvement… Il prend une vitesse folle, l’adrénaline est à son paroxysme, c’est ce qui le pousse à toujours se dépasser, à risquer sa vie pour cet instant ultime, grandiose… Il vole toujours, passe le Mont-Blanc, le Plan de l’Aiguille, le glacier des Bossons, il s’éloigne très très vite et soudain une secousse très forte, il a déclenché le parachute, celui-ci se déploie. Le vol n‘a duré quelques minutes. Il se positionne avec les triangles du parachute, au-dessus de l’aire prévue pour l’atterrissage, une grande prairie sans maison, sans obstacle. En bas la prairie n’est plus verte comme lors de la reconnaissance du lieu. Elle est rose, plutôt mauve, un océan agité de vagues aquarelles !
Elle, elle vient d’arriver et a littéralement jeté son vélo en contrebas, elle veut voir de plus près cette marée mauve étonnante en pleine montagne. De loin, elle ne distingue pas bien l’identité des fleurs ! Soudain, elle réalise qu’elle est au bord d’une mer de colchiques, ils ont poussé à perte de vue ! Le vent agite la prairie de vagues régulières. Elle entend un bruit sourd comme de l’étoffe froissée et un gros merde ! Elle tourne la tête en direction du cri ! Elle n’en croit pas ses yeux, elle voit un homme chauve-souris empêtré dans son casque et son parachute, il gesticule dans le vide comme un ver de terre accroché au seul arbre présent ! « Eh bien dites donc espèce de crétin, un peu plus vous me tombiez dessus ! Vous êtes balèze, il y a un seul arbre et vous vous le payez, quel maladroit vous faites… En plus vous allez écrabouiller les fleurs ! » « Au lieu d’être agressive vous feriez mieux de venir m’aider pour que je me sorte de là ! » « Vous rigolez ! Vous arrivez du ciel au milieu de cette merveille sans crier garde, et il faudrait en plus que je me démonte le dos pour vous aider ! Vous ne manquez pas d’air ! En plus je m’arrêtais pour cueillir des colchiques pour m’en faire une couronne et la mettre dans mes cheveux, alors débrouillez-vous tout seul, moi, je cueille ! » Elle l’observe de côté en train de s’extirper de cette position grotesque comme un bourdon pris dans une toile d’araignée. En plus, se dit-elle, ce parachute fluo va faire tache dans ce beau tableau aux couleurs romantiques : on dirait une œuvre impressionniste de Sisley… Il va tout gâcher ! Franchement il m’agace ce sportif ! Elle a son air buté. Comme s’il il devinait ses pensées, il l’interpelle :
« Ma p’tite Dame excusez moi, je suis la chauve-souris de l’Aiguille du Midi. Désolé je ne pouvais pas deviner votre présence sur mon aire d’atterrissage, ce n’est pas facile d’en changer au dernier moment, c’est même impossible ! » Du coup, elle se radoucit, un sourire effleure même son visage. « Expliquez- moi tout de même d’où vous arrivez dans cette tenue. Ce n’est pas un parapente votre truc? » -Non ce n’est pas un parapente, c’est un parachute, je l’ai ouvert pour me freiner, m’arrêter car je viens de faire un vol en wingsuit avec une combinaison ailée et pour répondre à votre question, j’arrive du CIEL ! « En fait vous vous prenez pour un oiseau ! Vous êtes un de ces fous volants, un homme chauve-souris ? » – Vous avez raison au moins sur un point. On a la sensation de devenir un oiseau, adrénaline garantie c’est à couper le souffle, c’est vivre un moment extraordinaire, d’exception, on est seul au monde, plus rien ne compte… » Moi j’aurais très peur, je serais morte de trouille, j’ai horreur des sensations fortes, je préfère la terre ferme, mon vélo et les colchiques ! Et elle se met à fredonner la chanson « colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été. « Elle le fixe à nouveau.
« D’où êtes-vous parti ? » – l’avion m’a lâché au dessus de l’Aiguille du Midi tout de même à plus de 3 800 mètres ! » «Ah oui quand même, vous n’êtes pas S.D.F. Je pense qu’il faut avoir les moyens pour faire ce genre de sport ! Si on peut appeler cela du sport ? – Vous le pouvez car c’en est un ! La préparation du vol demande des heures et des heures d’exercice et un contrôle de soi acquis par une sévère discipline quotidienne. La moindre erreur ou étourderie peut me coûter la vie, c’est une passion dévorante mais j’avoue qu’il faut être un peu fêlé !!! Je vous abandonne, mes collègues arrivent, il faut que je descende de l’arbre avant leur arrivée sinon ils vont se ficher de moi ! Pardonnez-moi mon intrusion dans vos colchiques et peut-être à une prochaine fois.
Dans le haut du champ une marmotte semble les surveiller mais de loin ! Elle se prélasse. A quelques mètres de là, des bosquets de hêtres, un peu plus haut des mélèzes, beaucoup plus haut, il faut lever la tête, la chaîne des Fiz barre l’horizon. Ce géant de calcaire ressemble à un personnage de la mythologie tantôt protecteur, tantôt inquiétant, quand énervé, certains jours, il crachote de la pierraille… La marmotte s’est arrêtée nette, elle regarde à droite, à gauche, en haut très attentive dressée soudain sur ses pattes arrière, que voit-elle ? Qu’entend-elle ? Elle prend la poudre d’escampette à toute allure… Le silence bourdonne aux oreilles, seuls les cris des choucas et des rapaces signalent la vie avec au loin, assourdi, le tintement de la cloche de la chapelle du Lac aux Houches. Nous sommes dans les derniers jours d’automne la nature est cuivrée. Bientôt, la neige fera son apparition. « Lui » a fini par descendre de l’arbre, « elle », elle cueille des colchiques.Tout semble serein jusqu’à une déflagration sourde. Elle augmente, gronde, crache, amplifie, s’épaissit : pas le temps de fuir, les Fiz en colère ont libéré des roches furieuses, explosion, pluie de calcaire sur la mer mauve, puis plus rien, plus aucun bruit, un calme total, un silence lourd et pesant, une épaisse fumée jaunâtre stagne sur le lieu… La voile se balance sur l’arbre encore debout, le vélo a lui aussi été épargné , eux, ils sont vivants, terrifiés, coincés, écorchés, poussiéreux, tremblants, douloureux mais vivants…
Autrice : Claudine Albouy
Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture.
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