Kanikôsen

« C’est parti ! En route pour l’enfer ! »
Accoudés au bastingage, les deux pêcheurs contemplaient Hakodate. La ville embrassait la mer de son corps d’escargot s’étirant hors de sa coquille. L’un des deux cracha une cigarette fumée jusqu’à la base des doigts, qui fit plusieurs pirouettes en tombant le long de la haute coque du navire. L’homme puait l’alcool de la tête aux pieds.
Un vapeur laissait surnager un large pan de son ventre rouge rebondi. Un autre, en cours de chargement, était affalé sur le côté, comme si du fond de la mer quelque chose l’avait brusquement agrippé par la manche. Une grosse cheminée jaune. Un phare balise formant un énorme grelot. Des canots à vapeur semblables à de grosses punaises de lit tissaient des fils entre les navires dans un incessant va-et-vient. De la suie figée, des morceaux de pain, des fruits pourris flottaient, couvrant les vagues d’une curieuse étoffe. Au gré du vent, la fumée était rabattue vers la surface de l’eau et renvoyait l’odeur âcre du charbon ; de temps à autre, le cliquetis des treuils d’autres bateaux, porté par les vagues, leur semblait tout proche.
(…)
En regardant le dortoir des ouvriers du haut de l’écoutille, on les voyait s’agiter dans la pénombre du fond de cale, sortant tour à tour leur tête des couchettes superposées, comme des oisillons dans un nid. Tous des gosses de quatorze, quinze ans.
« T’es d’où, toi ? »
Le gamin lança le nom d’un quartier pauvre de Hakodate. Tous ceux qui étaient avec lui venaient du même endroit. Ils restaient entre eux.
« Et eux là-bas ? »
– Nanbu.
– Et toi ?
– Akita. »
Dans chacun des compartiments superposés, ils s’étaient regroupés par lieu d’origine.
« Quel coin d’Akita ? »
Celui-ci avait de la morve purulente qui lui coulait du nez, et des paupières ourlées de rouge :
« Eh ben, du nord d’Akita.
– Paysans ?
– Ben ouais. »
L’air était nauséabond, pénétré par une puanteur aigre de fruits pourris. Il s’y mêlait une odeur d’excréments émanant de la cale d’à côté, où étaient entreposés des dizaines de tonneaux de légumes fermentés.

Kobayashi Takiji, Le bateau-usine, éditions Allia, 2022. (Kanikôsen est le titre original)
Traduit du japonais par Evelyne Lesigne-Audoly

« Que ceci soit lu comme une page de l’histoire de l’invasion coloniale par le capitalisme », précise Kobayashi Takiji dans l’appendice au Bateau usine, écrit en 1929.
Le bateau-usine dont il est question dans l’extrait ci-dessus – un « crabier » – emprunte à des faits véridiques alors que la pêche au crabe en mer d’Okhotsk débute dans les années 1920, que cette production essentiellement destinée à l’exportation, rapporte des devises étrangères au Japon dans un contexte de course à l’armement. Ce huis-clos « où se côtoient différentes strates de la société fonctionne comme un modèle réduit lui permettant (à l’auteur) de dénoncer les ressorts structurels du capitalisme. « 

Ce roman, censuré au Japon dès sa sortie, a connu un énorme succès d’édition en 2008, année où les Japonais découvrent que loin d’être un pays où tout le monde peut se réclamer de la classe moyenne, il existe des travailleurs pauvres, des personnes qui vivent dans une extrême précarité. Je cite la traductrice :

« C’est au prix d’une analogie vertigineuse que les conditions inhumaines des travailleurs exploités sur les bateaux usines des années 1920 purent servir de miroir à celles des laissés pour compte d’aujourd’hui. Mais cet arrachement de l’œuvre à son contexte d’origine, au prix de quelques raccourcis sans doute, démontre de façon éclatante la capacité de la littérature à structurer le réel. »

Romancier de la classe ouvrière japonaise, Kobayashi Takiji, emprisonné puis libéré au début des années trente, mourra torturé par la police politique le 20 février 1933.

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