Je ne sais pas si tu as réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. Au début, ils ressemblent à un chameau, puis à une femme, enfin ils se transforment en un vieillard à longue barbe. Rien n’est fixe cependant, puisqu’en un clin d’œil ils changent encore de forme.
(…)
Allongé sur le lit, tu regardes le plafond. L’ombre de la lampe transforme aussi le plafond blanc. Si tu concentres ton attention sur ton moi, tu t’aperçois qu’il s’éloigne peu à peu de l’image qui t’est familière, qu’il se démultiplie et revêt des visages qui t’étonnent. C’est pourquoi je serais pris d’une terreur incoercible si je devais exprimer la nature essentielle de mon moi. Je ne sais lequel de mes multiples visages me représente le mieux, et plus je les observe, plus les transformations m’apparaissent manifestes. Finalement, seule la surprise demeure.
La Montagne de l’âme, Gao Xingjian
Photo : Marlen Sauvage 2022