Tu te réjouissais depuis longtemps de cette période de fête. Tu avais tout préparé avec ton énergie et ton efficacité habituelle. Pendant deux jours, la famille serait réunie. Tes deux sœurs, leurs maris, ton vieux père, et les enfants aussi. Tu avais réussi à les convaincre, tous. Sans toi, cette famille n’existerait plus, tu le savais, et tu étais décidée à faire tout ton possible pour que ce merveilleux lien survive. Bien sûr, c’était toi qui recevais. Tu avais préparé un lit pour chacun, certains seraient un peu serrés mais néanmoins, assez confortablement installés pour une seule nuit. Tu avais prévu les repas (celui du soir, le petit-déjeuner, celui du lendemain midi), fait les courses et c’est toi qui cuisinerais. Marie, ta plus jeune sœur, te proposerait probablement de l’aide mais sa maladresse t’agaçait, tu ne lui dirais pas mais tu te débrouillerais pour qu’elle ne te dérange pas trop. Au niveau finance, il y avait peu de chance que l’un d’entre eux propose de participer aux frais. Cela n’avait pas d’importance, tu avais les moyens et tu étais généreuse. Encore une de tes qualités. Le repas du soir fut joyeux et bruyant. L’alcool aidant, les conversations allaient bon train. Aldo, ton beau-frère, le mari d’Hélène, ton autre sœur, t’a encore taquiné sur ton célibat qui s’éternisait après le départ, ou plutôt la fuite, de Sébastien ton ex-mari. Tu as réussi à sourire, c’est vrai, tu sais plaisanter. A la fin de la soirée, tu as pris Hélène en aparté. Tu as pris ton air grave qui annonce les mauvaises nouvelles. Tu lui as montré les photos d’Aldo avec la jeune employée du pressing. Tu ne lui as pas dit que tu les avais retouchées pour qu’il n’y ait pas de doutes sur la nature de leur relation. Ce n’était pas triché, tu l’avais vu dans ses yeux que cet homme était un menteur, il faut savoir ajuster la réalité à ta vérité. Ensuite, tu as pris Hélène dans tes bras et tu l’as consolée, tu lui as assuré que tu serais toujours là pour elle. Aldo a dû faire ses valises. Quand tu as croisé ton père le lendemain matin à la table du petit-déjeuner, il te regardait d’un air bizarre. Cela t’a remis en mémoire le jour où tu l’avais supplié de rester avec toi pendant que Marguerite, sa nouvelle femme, allait à la pharmacie te chercher un traitement contre cet étrange malaise. Marguerite n’est jamais revenue. L’accident qu’elle a eu ce jour là, suite à la défaillance des freins de sa voiture, lui fut fatal. Dans ce regard, tu as compris qu’il savait. Il savait que la famille, c’était toi.
Fin octobre, nous écrivions sur le thème des Visages avec un groupe de stagiaires, à la Roncière (Cans-et-Cévennes). J’ai décliné ce thème en quelques propositions dont les intitulés donnent une idée : « Et le temps a passé », « Galerie », « Mon essentiel dans ton visage », « Ton visage est un paysage (ou tout autre chose) », « Je te reconnaîtrais parmi cent mille visages », et « Ce que ton visage me dit de toi »… Tous les participants n’ont pas toujours écrit à partir de chaque proposition, aussi j’en redonne l’intitulé avant chaque texte, ainsi que l’auteur principalement convoqué pour son écriture. Enfin, je restitue les textes tels qu’ils m’ont été livrés, dans leur ponctuation et leur présentation.
Et le temps a passé (avec Marguerite Duras, L’Amant)
Ton regard
Ta main se pose sur la mienne, tes doigts enlacent les miens ; avant même d’accepter ton regard, je t’ abandonne ma main ; ce ne sera pas le dernier abandon… je veux te voir en face de moi, voir ton visage, plonger mes yeux dans les tiens, y retrouver ce que j’y avais lu…. ton regard me fuit, je revois tes sourcils fournis, tes longs cils soyeux, le carré de ton menton, ta barbe naissante et clairsemée ; mais ton regard a disparu, celui qui se plongeait dans le mien, qui me faisait exister, qui rendait le monde plus beau, plus coloré, plus désirable. Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Tes cris, tes hurlements, la nappe s’envole, les objets pleuvent dans la pièce, les éclairs de colère qui s’échappent de tes yeux, ta main qui me pousse, me bouscule…. mais ce n’est pas ce que je veux, je veux ton premier regard, celui qui me rassurait, qui me faisait sourire, qui me disait que la vie était belle. Peut-être que je l’ai imaginé, qu’il n’a jamais existé. Ta présence à mes côtés dans le bureau de la juge, ton regard impassible alors que tu te penches pour la dernière signature…. ce regard d’indifférence. … de l’hostilité, de la froideur…. et l’autre, ton regard d’avant, celui qui disait que tu m’aimais, où est-il ? As tu le pouvoir de l’effacer, de modifier le passé ? De détruire ce qui a été ? Peut-être que j’ ai tout imaginé, qu’il n’a jamais existé.
Ton visage est un paysage… ou tout autre chose (avec Hubert Haddad)
Terre
Rien d’autre que ses rides, profonds sillons, n’auraient pu mieux représenter ce qu’elle était. Je me souviens de son front, solide et concret ; de sa bouche pleine d’une énergie paisible ; de son crâne, ses joues, son menton, semblables à une sphère, une sphère dans un cercle, toujours immobile, toujours en mouvement. La forêt de ses cheveux suivait le rythme des saisons. Moissons dorées. Érable rouge. Et le blanc de la montagne en hiver. Au lieu des rêves, nous avions son sourire. Les fossettes sur ses joues étaient des ravins dans lesquels nous tombions en espérant ne jamais nous relever. Peu importe les catastrophes, elle était là. Ses yeux voyaient plus loin que l’horizon, ses narines frémissaient à la moindre odeur, ses oreilles entendaient ce que personne n’entendait. Si maintenant je ne la vois plus, si les rides qui marquaient mon chemin sont devenues floues, si même son visage s’estompe en moi, ce n’est pas que je l’oublie, c’est que le bruit autour de moi est trop fort trop fort trop fort.
C’est la place du village. Il n’y a pas de véhicules à moteur. On est dans une autre époque. Une colonne surmontée d’une statue de la Vierge Marie attire le regard. Elle n’est pas réellement au centre de la place. Elle est moins haute que la maison qui lui fait face. Les bâtiments autour sont gris, ils semblent mal entretenus, de nombreux volets sont fermés. Peut-être est-ce le noir et blanc de la photo qui accentue l’impression de délabrement qui se dégage. Ou alors la date, 1919. L’ombre de la Grande Guerre plane encore. Des gens sont attroupés autour de la colonne. Vêtus de noir. Des enfants et des femmes en majorité, reconnaissables à leurs jambes nues. Une mule harnachée s’approche d’eux. On ne voit pas son attelage ; une carriole probablement, qui amène de nouveaux arrivants à la cérémonie qui semble se dérouler. A l’instant de la photo, l’assemblée est peu nombreuse. La plus grande partie de la place est vide.
Poussan, Place de la Vierge, 1919.
J’ai dix-sept ans
La nuit tombe sur la cité balnéaire. Les éclairages publics se reflètent dans le bleu de la mer.
La nuit est tombée depuis longtemps. J’ai dix-sept ans. Je viens d’avoir mon bac. Quelques jours au bord de la Grand Bleue pour fêter ça. On est entre copines. On sort de boîte de nuit. On a ri, on a dansé. On rentre au camping par de petits sentiers au travers des roseaux. La lune éclaire notre marche nocturne. Le sable étouffe nos pas. Nos rires se taisent peu à peu, vaincus par la fatigue. On est bientôt arrivées. Un chemin vers la droite mène à notre bivouac, celui de gauche à la plage. En queue de groupe, je décide au dernier moment de partir à gauche. Quelques minutes de plus et je suis sur la plage, complètement déserte. La mer brille sous le clair de lune. Des vaguelettes s’échouent sur la rive mélangeant le sable à une écume blanche qui luit dans la nuit. Je me déshabille et je plonge dans l’eau noire. Lorsque j’émerge, essoufflée, glacée, j’ai envie de rire. Le monde est à moi. J’ai dix-sept ans. Je suis libre !
La tonnelle
Dix-huit heures. Me voici arrivée. Cinq heures de route ! Quelle idée de venir faire une cure ici ! La station thermale a l’air agréable, une petite ville touristique du bord de la Méditerranée. Mais pourquoi venir aussi loin ? Grand-père a toujours apprécié ses trois semaines de remise en forme aux bains de Saubusse, près de Dax, à moins de deux heures de Bordeaux. Plus de quinze ans qu’il y était fidèle ; même appartement loué, même programme pour soulager ses rhumatismes, même invitation à les rejoindre les deux derniers jours pour profiter ensemble d’un restaurant en bord de mer. Mais cette année, changement ! Impossible de le faire changer d’avis. C’est vrai que grand-mère n’est plus là. Son décès a été un choc pour tous même si sa santé s’était détériorée si vite les derniers mois qu’il fallait s’y attendre. Dix mois à peine ont passé et il décide de maintenir sa cure annuelle mais à cinq cents kilomètres de la maison. Papa n’a pas apprécié. Ils ont même élevé la voix tous les deux, la première fois que je les entendais se disputer. Rien à faire ! Grand-père a tenu bon et a dit que ce n’était pas parce qu’il était vieux qu’il ne pouvait pas décider de ce qu’il voulait faire, qu’il n’avait besoin de personne, qu’il prendrait un taxi, et que de toute façon tout était réservé. Bien sûr papa a été surpris, c’est grand-mère qui gérait tout d’habitude, à vrai dire on ne le croyait pas capable de faire cela tout seul. Tout le monde est parti fâché ce soir-là. Mais alors que j’allais le quitter, il m’a retenu et m’a demandé doucement, pour que personne n’entende « dis, tu viendras toi ? »
Un long bâtiment gris de deux étages découpé en appartements de location, certains abordant une pancarte « à louer- curiste », un parking dans lequel je trouve facilement à garer ma voiture la fin du mois de septembre ayant renvoyé chez eux la plupart des vacanciers, me voilà, devant la résidence de grand-père. La soirée est chaleureuse. Il me raconte le déroulé de ses séances, les soignants sont gentils, leur accent chantant les rend plus agréables encore estime-t’il. Toujours des râleurs dans les clients, la grosse dame qui ne supporte d’attendre son tour, l’hypocondriaque qui prétend que l’eau trop froide aggrave sa maladie. Il joue parfois aux échecs avec un vieux monsieur, veuf comme lui, pour passer les soirées toujours trop longues, mais il est trop mauvais, soupire t-il, il doit le laisser gagner de temps en temps. Je lui parle de ma rentrée en troisième année à l’université, de mes projets de voyage. On évoque rapidement la famille. Je le trouve quand même un peu songeur, un brin absent. En allant se coucher, me laissant m’installer sur le canapé du minuscule salon/salle à manger/cuisine, il me glisse d’un air mystérieux « Sois prête demain à midi, on a un voyage à faire ».
Le lendemain, après le départ de grand-père, je profite du calme de la résidence, la plupart des locataires étant au centre thermal, pour faire une grasse matinée. Lorsque je sors du lit, le soleil d’automne brille dans un ciel sans nuage, il fait encore chaud pour cette époque de l’année. Je prends une douche et me prépare en me demandant bien quel peut être ce voyage que nous allons faire. « Pas de soins cet après-midi, je vais faire la cure buissonnière » a-t’il déclaré avec un grand sourire en quittant l’appartement.
Quatorze heures. Nous voilà en voiture après un déjeuner rapide. Le voyage promis est court. Un village dans les terres à quelques kilomètres de là. Je tourne en rond dans les rues étroites pour tenter de me garer, les voitures encombrent l’espace et l’insistance de grand-père pour que je stationne sur une minuscule place en particulier ne m’aide pas. Au bout de vingt minutes de contours et détours, un citoyen bien intentionné, quoique involontairement, vient à mon secours en libérant une place, juste au pied d’une colonne supportant la statue de la Vierge. Enfin, on sort du véhicule et on doit admettre, enfin grand-père doit l’admettre, qu’il n’y a pas de statue de la Vierge en haut de cette colonne. Il semble un peu déçu. Il sort une vieille carte postale de sa poche pour me montrer qu’il avait raison. Il s’agit d’un vieux cliché, une époque sans voiture, mais insiste-il « Regarde c’est bien la Vierge » ! Il glisse son bras sous le mien et me dit « Viens je vais te montrer quelque chose ». Je m’étais habituée à ses mystères. Il n’avait rien voulu me dire des raisons qui nous menaient là. Toujours un sourire rêveur, un voile de secret dans ses yeux. Il m’entraîne dans les petites rues. J’ai l’impression qu’il est un peu perdu. Pourtant, alors que nous arrivons à une intersection, il s‘exclame « C’est par là ». Nous suivons une ruelle qui monte, puis nous quittons le bitume et continuons sur un chemin de terre. Des maisons sont en construction de part et d’autre. Je commence à m‘inquiéter, cela fait longtemps que nous marchons, et à bientôt quatre-vingt-dix ans, grand-père n’est plus habitué. Un mur d’enceinte marque la présence d’un ancien domaine. Une grande maison est en pleine rénovation, des tas de sable, des matériaux divers, une camionnette. Le lieu est pourtant désert. Il s’approche de l’entrée, marquée encore par un grand portique en pierre qui a du subir lui aussi plusieurs rénovations. « Regarde, tu la vois ? La tonnelle ? ». Mon inquiétude atteint son maximum, mon grand-père est en train de perdre la tête. Il éclate de rire. « Mais non, ma chérie, ne t’inquiète pas, je vois bien qu’il n’y a plus rien, ce sont mes souvenirs que je contemple. Je suis fatigué maintenant. Va chercher la voiture je t’en prie. Je vais te raconter. »
Sur le chemin du retour, puis plus tard à l’abri de son petit appartement de curiste, il me raconta son histoire.
– Pendant la guerre, mes parents m’ont envoyé ici, dans ce village, entre vignes et mines de bauxite, chez une grand tante. Je ne connaissais personne. Et puis je l’ai rencontrée elle. On avait le même âge. Elle était souvent seule. Moi aussi. On passait les après-midi ensemble chez elle, enfin devant chez elle, je n’avais pas le droit de pénétrer dans la maison. Il y avait une tonnelle, en fer forgé, cet endroit me paraissait magique, comme dans un conte de fée. Je lui racontais les livres que je lisais et elle me récitait des poèmes. On se disait que l’on s’aimait, qu’on se marierait quand on aurait l’âge, qu’on ne se quitterait jamais. Et puis la guerre s’est finie. Je suis reparti à Bordeaux. On était des gamins, pas du même monde, les adultes avaient des choses plus grave à penser, notre histoire ne les intéressait pas. Je ne l’ai jamais revue.
– Tu te souviens de son nom ?
– Bien sûr, je ne l’ai jamais oublié, son prénom c’était Marie, comme la Vierge.
Anne Vernhet
La proposition en 3 étapes était la suivante : à partir d’une carte postale tirée au hasard à chaque étape, décrire la première carte comme on le ferait pour un aveugle ; choisir dans la 2e un élément rappelant un souvenir ; et ajoutant la troisième aux précédentes, tisser un fil entre ces cartes pour inventer une fiction. Parmi les suggestions d’écriture, l’utilisation de la cataphore, celle du « il y a » ou encore la description à la Perec, pour la première. L’appui de Charles Juliet pour l’écriture du souvenir, et enfin la recherche de sa propre voix pour ce qu’il en est de la fiction. Marlen Sauvage
Je ne suis pas un homme et la mer on ne la voit pas. Pourtant elle est là. Par-delà les montagnes et les vallées. Elle est là dans le souvenir des profondes gorges qui se laissent deviner. Elle est là dans l’horizon sans fin qui se déroule sous mes yeux.
Je suis à la Serre. Point culminant de mon exploitation agricole et de cette partie du Causse Méjean. Ici les arbres se sont éclipsés pour me permettre ce voyage. Les brebis y paissent une partie de l’été. Tous les matins et soirs, en donnant à boire au troupeau de cette eau que la mer si lointaine nous refuse, je peux m’évader.
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Je cherche mon image dans ce miroir invisible. Mon âme cherche à saisir un espace infini. Je m’élance, m’envole, mais je retombe sans cesse dans les ravins, m’écorchant dans les buissons et sur les rochers.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Devant ce paysage je me sens chez moi. Sa beauté et son immensité me comblent. Je crois me retrouver, découvrir qui je suis. Mais mon esprit s’égare et tourne en rond. J’ai beau chercher, seule mon image me fait face.
Le vent souffle souvent. Les orages trouvent ici leur meilleure scène. Les nuages noirs s’invitent sans prévenir et le tonnerre peut s’exprimer sans limites. Les zébrures au loin montrent une colère insoupçonnée. Colère de la Terre. Colère du cœur.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
J’ai beau chercher je sais que je ne trouverai rien. Tout est trop grand, trop loin, inaccessible. A la mesure des mes pensées que je ne peux canaliser. J’ai beau scruter tous les jours ce même relief, ces montagnes, ces bois, ces champs ; je ne connais rien ; je ne reconnais rien. Le paysage m’apparaît comme différent chaque jour. Le même mais subtilement différent. Changement de luminosité. Nuances des couleurs. Odeur de la terre et de l’herbe sèche. La beauté du lieu m’enivre mais me dérobe son essence. Je resterai toute petite devant elle.
Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remords, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
Mon esprit refait surface. Le vent m’enveloppe, ébouriffe mes cheveux et me ramène à la réalité. Je sens sous mes pieds cette terre. Dure et hostile elle est et elle restera. Pourtant, son charme n’a pas été sans effet. Des générations d’hommes et de femmes se succèdent pour tenter de l’apprivoiser. J’en ai des preuves tout autour de moi. Murets faits de pierres arrachées à ses entrailles. Défriches sans cesse reconquises par une armée de genévriers et de buis. Ravins qui se creusent dans les pluies torrentielles des équinoxes.
Le combat est inégal.
Mais la défaite est parfois aussi douce que la victoire.
Le vent est tiède dans la soirée d’été. Il caresse mon visage. Des nuages gris apportent une fraîcheur bienvenue. Les brebis sortent de leur léthargie et le son des cloches accompagne leur déambulation.
La vie reprend son cours.
Texte et photo : Anne Vernhet
Ce texte a été écrit par Anne Vernhet, participante aux Ateliers du déluge, pour le Club de Mediapart cet été 2020, et publié ici. La proposition était de décrire un lieu aimé en lien avec une œuvre d’art, une sorte de diptyque où l’un et l’autre se feraient écho en toute subjectivité. C’est ainsi en tout cas que j’ai compris la proposition. Marlen Sauvage
Le journaliste se glisse sur le pas de la porte. Il porte la tenue estampillée obligatoire. Un masque cache presque entièrement son visage, un bonnet, des gants, pas un millimètre carré de sa peau ne doit être en contact avec l’air et tous les miasmes qu’il pourrait encore contenir. Il a dans sa poche toutes les autorisations nécessaires, visées par les personnes compétentes, un marathon administratif pour en arriver là. Devant lui, dans cette salle mortuaire, une vingtaine de cercueils sont alignés, dix de chaque côté. La moisson d’aujourd’hui dans cet hôpital du terrible virus. Des personnes âgées lui a-t’on dit. Une large porte donne sur un parking bétonné. Dehors le soleil du printemps brille sans savoir que sa chaleur ne réconforte personne. Un camion va venir. Les cercueils seront conduits au crématorium. Ils vont partir seuls.
Le journaliste a la gorge serrée. Il doit rester objectif et neutre comme son métier l’y oblige. Il doit trouver quelqu’un qui réponde à ses questions. Et sa vieille mère. Deux ans déjà. Elle n’est pas partie seule elle. Non, il y avait la famille. La tante Marinette. Et les cousines aussi sont venues. Elle lui ont raconté. L’âge moyen des décédés ? Excusez-moi monsieur, ne restez pas là, on n’a pas le temps. Soixante-quinze ans. Est-ce que c’est vraiment vieux ? Son anniversaire était tombé quelques jours plus tôt. Il ne l’avait pas appelée. Il y avait bien pensé mais il était loin, occupé, en plein reportage. Elle n’avait pas besoin de lui, il l’appellerait plus tard, plus tard.
Ils vont partir seuls.
Il va partir seul lui aussi, tout à l’heure. Il va rentrer à son hôtel. Gestes barrières. Espace de sécurité. Il va rester seul. Oh pas totalement. Téléphone, mail, vidéo-réunion. Il va en entendre des voix, et même voir des visages. Mais à ses côtés, personne. Confinement. Il faut qu’il assure avec son reportage. La pandémie, le catastrophisme ambiant, ce n’est pas une raison pour se laisser aller. Au contraire, c’est l’occasion de montrer encore une fois de quoi il est capable. Il faut qu’il trouve un interlocuteur télégénique, de quoi passer en prime-time.
Ils vont partir seuls.
Le camion est là. Deux hommes entièrement vêtus de noir investissent la pièce, le masque blanc sur leur visage leur donnant une allure de spectre. Les morts vont partir pour leur dernier voyage. Pas de cérémonie. Pas de famille qui pleure et crie sa douleur. Pas de retrouvailles, pas d’embrassades, pas de réconfort. Pas de disputes, pas de reproches, pas d’absent qui quand même aurait pu venir. Pas de souvenirs égrenés.
Ils vont partir seuls.
Il est seul. Toujours seul. Ce n’est pas cette épidémie. Il voudrait bien l’accuser. Mais quand tout sera fini, il va retrouver son appartement à Paris. Il va en rencontrer encore des personnes, des connues, des inconnues, des dîners, des cocktails, des soirées, des invitations. Mais le soir, il y sera seul dans son appartement. Peut-être pas toujours seul physiquement. Mais seul dans sa tête oui, seul avec lui-même. Il n’a pas eu le temps. Son métier lui a tout pris. Enfin, c’est lui qui lui a tout donné. L’appel de l’inconnu. Le frisson du danger. Le besoin de se dépasser, de briller, d’être le premier, le meilleur. Il voulait l’appeler sa mère. Mais il était dans l’avion qui le menait au Caire pour couvrir la réélection de Abdel Fattah al Sissi. C’était important pour sa carrière. Mais oui, sa carrière.
Ils vont partir seuls.
Il aurait dû l’appeler. Et puis il aurait dû rentrer tout de suite quand il a su que son état de santé se dégradait. Sa carrière ! Toujours sa carrière ! Quelle excuse !
Ils vont partir seuls. Les hommes chargent les cercueils dans le camion. Il y aura plusieurs voyages.
Ils vont partir seuls.
Elle est partie seule. Sans son fils. Il n’était pas là. Il n’était jamais là.
Dans quelques semaines les familles se réuniront. Elles amèneront des photos, des objets, elles pleureront. Elles riront aussi de ce qui les faisaient rire, ces gens décédés dans leur cercueil. Ils ne seront plus seuls. Ils mettront des fleurs et des plaques sur leurs tombes, même si ce ne sont pas de vraies tombes, et écriront de belles phrases qui diront tout leur amour et leur affection. Ils chanteront des chants tristes mais aussi des chants gais et aussi des prières qui monteront très haut dans le ciel pour bien leur montrer qu’ils ne sont pas seuls.
Il ne va pas rentrer à Paris. Il va aller la voir, dans le petit cimetière de son village. Il va amener des fleurs et aussi autre chose, quelque chose d’intime, quelque chose qu’elle aimait et que lui aussi aimait, il va lui dire qu’elle lui manque et qu’il est désolé. Il n’aurait pas dû la laisser partir seule.
Anne Vernhet
Ma proposition d’écriture : Retrouver une scène qui vous a particulièrement marquée dans un film ou un roman, ou en rêve, ou imaginée à partir d’un fait divers, et la décrire même si vous n’avez pas (surtout si vous n’avez pas) d’informations particulières. Mettez en scène le narrateur qui la décrit. Revenez à plusieurs reprises sur cette scène pour en trouver le sens. Pour revenir sur la situation, vous pouvez vous appuyer sur une phrase récurrente, toujours identique, qui servira d’appui au cheminement du narrateur. Cette phrase, vous la trouverez peut-être au fil de votre écriture. Elle ne sera sans doute pas la première que vous écrirez. A chaque “reprise” de la phrase, l’image délivrera des morceaux de sens qui révèlent l’histoire et les personnages. Il s’agit d’une écriture réflexive, l’image est obsédante et c’est elle qui suscite l’écriture. MS
Voici la réponse d’une participante à mes ateliers, Anne Vernhet, à une proposition qui consistait à écrire la fin d’une situation, pour ensuite seulement imaginer les vingt minutes précédentes. J’ai adoré ce texte, son suspens, son écriture. A la suite de cette proposition, une autre, qui demandait de créer une atmosphère étrange à partir du corps, du visage, du physique, d’un personnage. Très réussi aussi, je trouve !
Première proposition : La fin Elle courut à perdre haleine. Le ravin était proche. Elle s’engagea sur l’étroit pont de pierre. Ses poursuivants étaient toujours là. Elle enjamba la balustrade et se tint quelques secondes debout au bord du vide. Les cris se rapprochaient. Elle sauta dans les eaux des gorges profondes.
Les vingt minutes qui précèdent Elle avait tout prévu. Son plan allait réussir, elle en était sûre, elle n’avait rien laissé au hasard. Des mois qu’elle se préparait. Des mois à serrer les dents, à sourire quand il le fallait, à dire oui madame, oui monsieur, à se lever quand il fallait se lever, à faire des tours de cour quand c’était l’heure de la promenade et à dire merci madame, à manger leurs aliments infects sans se plaindre, à rencontrer le docteur, l’assistante sociale, l’éducatrice, la psychologue…, etc. etc. Oui madame, bien sûr madame. Je regrette madame, je regrette monsieur. Et à raconter sa vie. Sa vie ! Qu’est ce qu’il en connaissait vraiment ? Ce qu’elle en avait raconté ? Du misérabilisme, c’est ça qu’ils voulaient tous ! Et elle leur en avait fourni, oh oui ! Ils en avaient les larmes aux yeux. Mais ils n’en avaient jamais assez. Alors elle racontait, encore et encore. Elle ne savait plus elle-même ce qui était vrai. Mais cela avait porté ses fruits. Bonne conduite. Écrit en bas de son dossier et paraphé par le directeur, le sous-directeur, la gardienne en chef, l’éducatrice, le médecin… etc. etc. Alors, enfin, elle avait pu mettre au point son plan. Une demande pour que la pauvre jeune femme qu’elle était, si défavorisée par la vie et si seule, puisse être transférée pour se rapprocher de la seule personne qui l’avait jamais aimée dans cette terrible vie, son grand-père. Elle en aurait ri si elle avait encore su le faire. Mais ça avait fonctionné. Et maintenant, la voilà qui montait dans le fourgon qui allait l’amener dans son nouveau lieu de détention, à cinq cents kilomètres de là.
Le trajet s’était déroulé comme prévu. Grâce à ses bonnes manières, elle avait réussi à avoir toutes les informations. Arrêt à la cafétéria sur l’aire de l’autoroute. L’aire qui était située en zone montagneuse, entre hauts plateaux et rivières sinueuses. Quatre policiers pour une si gentille prisonnière. Aucune inquiétude. Les difficultés commencèrent pour sortir des toilettes sans être vue. Elle compta sur l’impatience de la jeune policière qui finit par s’éloigner fumer sa cigarette. En quelques secondes elle fut dehors, au fond du parking, la (voiture) devait l’attendre, elle avait à peine quelques minutes de retard. Mais au fond, près de la grille, celle qui séparait la forêt de la zone routière, il n’y avait personne. Stupéfaite, elle scruta désespérément le vide devant elle. Elle n’était pas là. Ce n’était pas possible ! Elle lui avait fait confiance, elle n’avait confiance qu’en elle, la seule personne qui méritât qu’elle continue de vivre. Que s’était-il passé ? Elle ne le saurait probablement jamais. Son absence venait d’être découverte. Elle entendit les policiers qui criaient. Sans plus réfléchir, elle escalada le grillage, se griffa les bras, les jambes et retomba lourdement de l’autre coté. Elle emprunta la piste forestière qui s’enfonçait dans les arbres. Alors que ses jambes semblaient se mouvoir sans aucune volonté de sa part, elle sut que ses gardiens étaient derrière elle.
Deuxième proposition :
Elle ne l’avait pas vu au premier abord. Il était beau, charmant ; elle avait accepté son invitation sans se faire prier, flattée qu’un tel homme s’intéresse à elle. Lorsqu’il s’était reculé, après lui avoir donné ce baiser si doux, elle avait bien cru apercevoir une légère marque à droite de sa lèvre supérieure, vision fugace, elle avait pensé à une fossette. Ils avaient quitté le restaurant ensemble et il l’avait suivie chez elle. Le charme opérait toujours bien qu’une certaine froideur semblait l’envahir, probablement due à la température extérieure qui avoisinait les zéro degrés. Des heures qui avaient suivi, elle ne se rappelait que cette bouche qui la détaillait, la scrutait, la dévorait, et parfois un reflet métallique qui traversait l’obscurité comme un éclair éteint sur son visage. C’est le froid qui la réveilla, elle crut que le thermostat du chauffage était encore déréglé. L’homme était là, allongé près d’elle. Elle se recula brusquement. Aucune chaleur de semblait émaner de son corps nu. Elle tourna les yeux vers son visage, la cicatrice prolongeait sa bouche dans un rictus diabolique qui la glaça jusqu’au sang.
Saint-Julien d’Arpaon, le long de la voie verte, ancienne voie ferrée de Ste-Cécile d’Andorge à Florac.
La queue va pas lui tomber ; la queue va pas lui tomber ; qu’est ce que ça veut dire ? La queue va pas lui tomber ; d’accord dans le contexte, je comprends, mais ça va plus loin, c’est sûr, faut pas se laisser avoir ; la queue va pas lui tomber; c’est pas la peine d’en prendre trop soin, faut pas la ménager, c’est ça ; faut pas la ménager, ou le, ou les ; on est des durs chez nous, des costauds, on se laisse pas aller, on prend sur soi, on montre pas ses faiblesses, d’abord des faiblesses on n’en a pas, c’est ça non ? Pour expliquer le contexte, la queue qui tombe pas, c’est celle des brebis qu’on a un peu bousculées ; ah oui, parce que les brebis, on y fait attention quand même, on leur parle, on se soucie de leur queue de leurs oreilles de leur ventre de leur appétit et tout et tout ; la queue qui va pas tomber c’est pour continuer à tenir bon ; faut pas baisser les bras ; quand ça va pas, on serre les dents et on continue ; on se plaint pas, on se plaint jamais ; d’ailleurs pour ça, il faudrait des mots et des mots on n’en a pas beaucoup, des mots, on en a pour le temps qu’il fait pour le sens du vent pour la pluie de la Saint Médard avec Barnabé qui veut toujours tout arrêter, pour la terre qui sèche se mouille et pour tout ce qui pousse dans les champs, pour les brebis les agneaux les bassibes les perrochs et toutes les fèdes, pour les grives les trides les lièvres et tout ce qui vagabonde dans les bois et les pelléns, mais pour nous qu’est ce qui nous reste comme mots ? Des queues qui tombent ? Ah non, c’est pas fini, quand il n’y a plus d’espoir on a d’autres mots, on ne voit pas la fleur des petits pois, ça veut dire le printemps ne reviendra plus, c’est la fin qui s’annonce, alors là, faut prendre soin, on se couche, on reste au lit, on appelle le docteur le curé les voisines, on fait de la tisane c’est comme ça quand c’est grave ; mais la fleur des petit pois, c’est encore pour les agneaux, c’est pas pour nous, pour nous on a pas de mots jolis avec des fleurs de petits pois, nos mots à nous, on a les a enfouis tout au fond de notre ventre, bien cachés pour qu’ils ne sortent pas comme ça sans prévenir ; alors quand ça va pas, quand elle est là couchée sur son lit et que même la tisane ne peut plus rien faire, on fait quoi on dit quoi on peut pas parler de petit pois alors on utilise les mots des autres ceux du curé avec notre père et je vous salue Marie mais on sait que c’est pas vrai que les vrais mots ils vont finir par jaillir parce que nos yeux se mouillent notre gorge enfle notre ventre se creuse et on sait aussi que ces mots on les a pas si bien cachés que ça, que ce sourire que cette main qui serre un peu trop fort la sienne que cette présence, que ces regards, que ces gestes ce sont ses mots à lui ; ses mots qu’il ne sait pas dire ; des mots. Il a posé la lettre près de l’ oreiller.
Texte : Anne Vernhet Photo : Marlen Sauvage
Ma proposition d’écriture était de retrouver une expression, une phrase, un mot, qui nous restent en tête malgré le temps, soit parce qu’elles disent quelque chose de la personne qui les prononce, ou parce qu’elles ont suscité un questionnement, ou un désordre quelconque, tout autant qu’une joie. Et remontant la sensation que font naître en nous ces mots, partir à la découverte de ce qu’ils nous racontent au plus profond de soi, et le dire dans une écriture réflexive ou/et de ce qu’ils révèlent des visages, de celles et/ou ceux qui les ont portés. L’auteur convoqué : François Durif, Temps compté (blog remue.net) MS
Tu te réjouissais depuis longtemps de cette période de fête. Tu avais tout préparé avec ton énergie et ton efficacité habituelles. Pendant deux jours, la famille serait réunie. Tes deux sœurs, leurs maris, ton vieux père, et les enfants aussi. Tu avais réussi à les convaincre, tous. Sans toi, cette famille n’existerait plus, tu le savais, et tu étais décidée à faire tout ton possible pour que ce merveilleux lien survive. Bien sûr, c’était toi qui recevais. Tu avais préparé un lit pour chacun, certains seraient un peu serrés mais néanmoins, assez confortablement installés pour une seule nuit. Tu avais prévu les repas (celui du soir, le petit-déjeuner, celui du lendemain midi), fait les courses et c’est toi qui cuisinerais. Marie, ta plus jeune sœur te proposerait probablement de l’aide mais sa maladresse t’agaçait, tu ne lui dirais pas mais tu te débrouillerais pour qu’elle ne te dérange pas trop. Au niveau finances, il y avait peu de chance que l’un d’entre eux propose de participer aux frais. Cela n’avait pas d’importance, tu avais les moyens et tu étais généreuse. Encore une de tes qualités. Le repas du soir fut joyeux et bruyant. L’alcool aidant, les conversations allaient bon train. Aldo, ton beau-frère, le mari d’Hélène, ton autre sœur, t’a encore taquinée sur ton célibat qui s’éternisait après le départ, ou plutôt la fuite, de Sébastien ton ex-mari. Tu as réussi à sourire, c’est vrai, tu sais plaisanter. A la fin de la soirée, tu as pris Hélène en aparté. Tu as pris ton air grave qui annonce les mauvaises nouvelles. Tu lui as montré les photos d’Aldo avec la jeune employée du pressing. Tu ne lui as pas dit que tu les avais retouchées pour qu’il n’y ait pas de doutes sur la nature de leur relation. Ce n’était pas tricher, tu l’avais vu dans ses yeux que cet homme était un menteur, il faut savoir ajuster la réalité à ta vérité. Ensuite, tu as pris Hélène dans tes bras et tu l’as consolée, tu lui as assuré que tu serais toujours là pour elle. Aldo a dû faire ses valises. Quand tu as croisé ton père le lendemain matin à la table du petit-déjeuner, il te regardait d’un air bizarre. Cela t’a remis en mémoire le jour où tu l’avais supplié de rester avec toi pendant que Marguerite, sa nouvelle femme, allait à la pharmacie te chercher un traitement contre cet étrange malaise. Marguerite n’est jamais revenue. L’accident qu’elle a eu ce jour là, suite à la défaillance des freins de sa voiture, lui fut fatal. Dans ce regard, tu as compris qu’il savait. Il savait que la famille, c’était toi.
Anne Vernhet
Un texte écrit en atelier d’écriture avec le groupe de Florac, 2018.
Partir
Mouvement du corps ou de l’âme qui consiste à oublier ce qui m’oppresse
Oppression
Sentiment permanent que le monde est trop lourd et manque d’oxygène
Oxygène
Gaz mythique qui prétend nous donner la vie et même nous rendre heureux
Bonheur
Sentiment ponctuel que le moment présent, s’il est agréable, est éternel
Éternité
Laps de temps interminable illustré par Mr Camus comme celui perçu en écoutant une conférence donnée dans une langue inconnue sur un sujet inintéressant
Inconnu
Personne ou endroit étrange, suspect, inquiétant, mais tellement nécessaire et attirant
Nécessaire
Augmente sans-cesse jusqu’à donner envie de Partir
Texte et photo : Anne Vernhet
Un texte écrit en atelier à partir d’une proposition que j’ai intitulée « D’un mot à l’autre », inspirée d’un texte de Anna Jouy, publié sur sa page Facebook le 5 avril (à lire ci-dessous). Marlen Sauvage
poète
– se demande si 58 kilos ce n’est pas trop pour le plaisir et le goût éthéré des choses
choses
-un mot que j’aime bien, comme s’il soutenait tous les indéfinis de trottoir et que cela m’exemptait de chercher à monter et à les assembler
assembler
-peut-être mais trop souvent, il faut ensuite en découdre, un fil sous la peau et puis le trou suivant… encore.
découdre
-c’est un poing dans l’espace, je ne frôle que le vide, la fuite, et je ne les bats même pas.
frôler
-caresse inaboutie qui tient entre ses dents, son chapeau. toutou sage et formaté. la peur est une amante sans la moindre idée de mon désir
chapeau
-toujours le porter sur le côté responsable. la vie se vit avec un rebord large, comme un anneau de Saturne. mais que des manèges et des tournées de veste
anneau
-je le retiens celui-là, pour toutes les conneries qui passent au travers du feu et n’en sortent même pas roussies
conneries
-fortes, âcres, sentant leurs reflets fauves, oppression de pores et remugles de caniveau où je navigue- paraît que je suis folle-, c’est l’essentiel à dire. je n’en doute pas. ça suinte.
doute
-pourtant. tout est fuites sans corde de rappel. les choses n’ont pas de prix, ne valent pas certes le temps de disparaître. elles vont dans le silence, silence de ce qui est mort.
silence
-pour en finir. on y voit la liberté de vivre, selon soi. à l’autre bout, il n’y a personne – parait-
Atelier d’écriture… Un personnage en 3 phrases, et un atelier plus tard, l’instant où se tenait ce personnage juste avant ce qui a été saisi dans l’atelier précédent.
« Ses cheveux blancs étaient serrés dans un éternel chignon. Le bouquet de fleurs qui trônait au milieu de la table, sur un des innombrables napperons qu’elle continuait à broder, était un peu défraîchi. Comme chaque jour, à cette heure là, elle attendait une visite. »
Suzanne se réveille tôt comme tous les matins. Elle reste allongée dans son lit ; elle attend que le clocher sonne sept fois, puis encore sept fois. Il est temps alors de se lever et d’affronter une nouvelle journée. Celle-ci sera peut être la dernière. Non, pas vraiment la dernière ; pas dans ce sens là ; la dernière d’un cycle c’est tout. Suzanne n’a pas envie de mourir. Cela fait des années qu’elle lutte pour arriver à devenir ce qu’elle est aujourd’hui : une grand-mère respectable, menant une vie bien rangée et un rien monotone, dans un appartement bien comme il faut. Elle ne se laissera pas faire.
Elle sort de son lit ; fait sa toilette, une toilette sommaire car on est mardi ; elle fait bouillir l’eau, prépare ses trois tartines ; sept heure trente ; elle peut déjeuner. Rien ne doit s’immiscer dans la routine avec laquelle elle a su dompter le quotidien.
Elle va s’habiller : une robe droite couleur ciel d’automne en lainage léger, des bas gris, des chaussures confortables ; elle se coiffe, rassemble ses longs cheveux blancs dans un chignon strict ; elle ne se regarde pas dans le miroir.
L’appartement est en ordre, chaque chose à sa place. Chaque chose ? Il y en a si peu finalement. Pas d’objet qui lui rappelle son passé ; pas de photo ; enfin si, celle de Gabi, ce chaton maigrichon qui avait élu domicile dans le local à poubelle ; il avait su l’attendrir mais, malgré tous ses bons soins, il n’avait pas survécu.
Les fleurs du bouquet commencent à faner. Elle verra ça plus tard. Ce n’est pas le moment. Samedi dernier, au milieu des factures et des publicités, elle a reçu une carte postale. Image touristique de la plage de Cancale. Une seule phrase : Je serai chez toi à 10h30.