
Vingt ans plus tard
Le plan d’ensemble montre un jardin public de petite taille traversé par une allée de terre. Le temps est clair, plutôt ensoleillé, un soleil pâle de fin d’automne et de fin de matinée. Les arbres, érables, frênes et peupliers commencent à sérieusement se dégarnir. Quatre bancs sont répartis le long de l’allée qui permet d’aller d’une entrée à l’autre du square, quatre bancs sur lesquels personne n’est encore assis. Deux promeneurs, chaudement couverts, vont et viennent de droite à gauche ou bien de gauche à droite, l’un tenant un chien en laisse, l’autre une poussette. Un homme portant un blouson noir élimé, mains dans les poches, arrive par la droite. Il marche lentement, ses pas sont hésitants, regarde autour de lui puis s’assoit sur le bord de l’un des bancs, le premier près de l’entrée de droite, face à la caméra.
Quelques minutes plus tard, arrive une femme, par l’entrée de gauche. Elle porte une doudoune beige, une écharpe brune. Regarde autour d’elle, repère l’homme assis sur le banc, s’avance avec précaution, maque un temps d’arrêt, regarde l’homme droit dans les yeux, le reconnait, et s’assoit à son tour à l’autre bout du même banc. /
Sur le plan rapproché, l’homme et la femme se tiennent chacun assis à bonne distance l’un de l’autre. Ils ne se regardent pas, ne se parlent pas, les yeux tournés vers le sol. L’homme garde les mains dans ses poches. La femme les a posées sur ses genoux croisés. Sous sa doudoune, elle porte un jean bleu foncé et des petites baskets dorés. Silence pesant. /
La caméra zoome sur le visage de l’homme, une cinquantaine d’années, les cheveux grisonnants mal peignés, la barbe grise également, les joues tombantes, les yeux cernés. Il prend la parole d’une voix faible :
- Tu voulais me voir ?
La femme, une trentaine d’années, les cheveux blonds noués en chignon au-dessus de sa tête, les yeux légèrement maquillés, le visage grave, laisse passer quelques secondes avant de répondre :
- Oui je voulais te voir, voir comment tu avais changé après toutes ces années. /
Gros plan sur les deux visages qui se font face à présent, impassibles. L’homme baisse le regard à nouveau et répond :
- Dix-huit ans de prison, ça change un homme, ça change tout. Silence. Toi aussi, tu as bien changé.
La femme continue de l’observer, de le détailler avec précision, et rajoute :
- J’avais douze ans. Bien sûr que j’ai changé ! Grandir sans mère, ça change une femme, ça change tout… /
La caméra effectue un travelling du visage de l’un à celui de l’autre. L’homme, les yeux toujours rivés au sol, tente de reprendre la parole dans un balbutiement :
- Je… je suis désolé, je …
… mais la jeune femme lève brusquement sa main droite vers lui, dans un mouvement autoritaire, pour l’arrêter :
- Chut ! Tais-toi ! Je n’ai pas besoin de tes excuses. Je n’en veux pas. Tout a été dit lors du procès. Je voulais juste te voir. C’est fait, je t’ai vu. /
Zoom arrière.
La femme déplie ses jambes, se lève, rajuste son écharpe brune sous le regard interdit de l’homme et s’éloigne vers la sortie de gauche, les yeux tournés droit devant elle. L’homme reste là, sur le banc, la tête rentrée dans son blouson miteux.
Autrice : Chrystel Courbassier
- Comme thème de stage, j’avais proposé « Le mouvement ». Et sans entrer dans le détail des propositions, le mouvement s’appliquait aussi bien aux situations qu’aux personnages, à leurs discours ou encore à la « technique » d’écriture.
MS