
« Il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours… »
Marguerite Duras
« Il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours… »
Marguerite Duras
Je ne sais pas si tu as réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe. Au début, ils ressemblent à un chameau, puis à une femme, enfin ils se transforment en un vieillard à longue barbe. Rien n’est fixe cependant, puisqu’en un clin d’œil ils changent encore de forme.
(…)
Allongé sur le lit, tu regardes le plafond. L’ombre de la lampe transforme aussi le plafond blanc. Si tu concentres ton attention sur ton moi, tu t’aperçois qu’il s’éloigne peu à peu de l’image qui t’est familière, qu’il se démultiplie et revêt des visages qui t’étonnent. C’est pourquoi je serais pris d’une terreur incoercible si je devais exprimer la nature essentielle de mon moi. Je ne sais lequel de mes multiples visages me représente le mieux, et plus je les observe, plus les transformations m’apparaissent manifestes. Finalement, seule la surprise demeure.
La Montagne de l’âme, Gao Xingjian
Photo : Marlen Sauvage 2022
© Patricia Lacourte 2023
Je voudrais dire le pollen du monde, le plaisir de butiner chaque jour des sucs et des parfums nouveaux, de se tapir sans devoir la moindre prière dans le saint des saints des corolles pour écouter le « qu’en dira-t-on » des buissons.
Celui qui ne sait quitter sa maison, celui-là sera condamné à la réclusion des enclos. À l’indécouverte des seuils et des chemins. À l’ignorance des vents. À l’absence des sillages.
Jacques Lacarrière, Le géographe des brindilles, ed. Hozhoni, 2018.
Merci à Patricia Lacourte qui m’envoie cet extrait et son image si bucolique !
« C’est parti ! En route pour l’enfer ! »
Accoudés au bastingage, les deux pêcheurs contemplaient Hakodate. La ville embrassait la mer de son corps d’escargot s’étirant hors de sa coquille. L’un des deux cracha une cigarette fumée jusqu’à la base des doigts, qui fit plusieurs pirouettes en tombant le long de la haute coque du navire. L’homme puait l’alcool de la tête aux pieds.
Un vapeur laissait surnager un large pan de son ventre rouge rebondi. Un autre, en cours de chargement, était affalé sur le côté, comme si du fond de la mer quelque chose l’avait brusquement agrippé par la manche. Une grosse cheminée jaune. Un phare balise formant un énorme grelot. Des canots à vapeur semblables à de grosses punaises de lit tissaient des fils entre les navires dans un incessant va-et-vient. De la suie figée, des morceaux de pain, des fruits pourris flottaient, couvrant les vagues d’une curieuse étoffe. Au gré du vent, la fumée était rabattue vers la surface de l’eau et renvoyait l’odeur âcre du charbon ; de temps à autre, le cliquetis des treuils d’autres bateaux, porté par les vagues, leur semblait tout proche.
(…)
En regardant le dortoir des ouvriers du haut de l’écoutille, on les voyait s’agiter dans la pénombre du fond de cale, sortant tour à tour leur tête des couchettes superposées, comme des oisillons dans un nid. Tous des gosses de quatorze, quinze ans.
« T’es d’où, toi ? »
Le gamin lança le nom d’un quartier pauvre de Hakodate. Tous ceux qui étaient avec lui venaient du même endroit. Ils restaient entre eux.
« Et eux là-bas ? »
– Nanbu.
– Et toi ?
– Akita. »
Dans chacun des compartiments superposés, ils s’étaient regroupés par lieu d’origine.
« Quel coin d’Akita ? »
Celui-ci avait de la morve purulente qui lui coulait du nez, et des paupières ourlées de rouge :
« Eh ben, du nord d’Akita.
– Paysans ?
– Ben ouais. »
L’air était nauséabond, pénétré par une puanteur aigre de fruits pourris. Il s’y mêlait une odeur d’excréments émanant de la cale d’à côté, où étaient entreposés des dizaines de tonneaux de légumes fermentés.
Kobayashi Takiji, Le bateau-usine, éditions Allia, 2022. (Kanikôsen est le titre original)
Traduit du japonais par Evelyne Lesigne-Audoly
« Que ceci soit lu comme une page de l’histoire de l’invasion coloniale par le capitalisme », précise Kobayashi Takiji dans l’appendice au Bateau usine, écrit en 1929.
Le bateau-usine dont il est question dans l’extrait ci-dessus – un « crabier » – emprunte à des faits véridiques alors que la pêche au crabe en mer d’Okhotsk débute dans les années 1920, que cette production essentiellement destinée à l’exportation, rapporte des devises étrangères au Japon dans un contexte de course à l’armement. Ce huis-clos « où se côtoient différentes strates de la société fonctionne comme un modèle réduit lui permettant (à l’auteur) de dénoncer les ressorts structurels du capitalisme. «
Ce roman, censuré au Japon dès sa sortie, a connu un énorme succès d’édition en 2008, année où les Japonais découvrent que loin d’être un pays où tout le monde peut se réclamer de la classe moyenne, il existe des travailleurs pauvres, des personnes qui vivent dans une extrême précarité. Je cite la traductrice :
« C’est au prix d’une analogie vertigineuse que les conditions inhumaines des travailleurs exploités sur les bateaux usines des années 1920 purent servir de miroir à celles des laissés pour compte d’aujourd’hui. Mais cet arrachement de l’œuvre à son contexte d’origine, au prix de quelques raccourcis sans doute, démontre de façon éclatante la capacité de la littérature à structurer le réel. »
Romancier de la classe ouvrière japonaise, Kobayashi Takiji, emprisonné puis libéré au début des années trente, mourra torturé par la police politique le 20 février 1933.
Merci Bernard !
« Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n’est si triste que l’aspect d’une campagne nue et pelée qui n’étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l’homme dans l’harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d’intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. »
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire.
Jinete¡ Chacun d’entre nous est un cavalier
lancé au galop sur une steppe à l’herbe drue et grise
L’âme cadenassée, le regard fixé sur le sol qui défile
nous allons sans trêve ni repos
Il nous arrive parfois de mettre pied à terre
pour cueillir un brin de lavande ou une rose sauvage
presque rien : juste le temps de poser une question
d’espérer une réponse
Mais le galop furieux finit toujours par nous reprendre…
Va Jinete, va cavalier : quelqu’un que tu ne connaîtras jamais
t’a donné rendez-vous là-bas
au bout de l’horizon
C’est ainsi que nous allons au galop forcené de nos vies
C’est ainsi que vont les peuples lancés au galop de l’histoire
Vers de nouveaux pâturages vers des terres plus fertiles,
vers des climats plus doux
sans autre raison parfois
que l’immense désir de rattraper le soleil dans sa course
sans autre motif que l’irrésistible envie
de passer au-delà de l’horizon.
Je suppose que ce texte est de Claude Marti, sans en être certaine. Avis aux lectrices et lecteurs : le savez-vous ?
Ce sera sans doute une des citations que je garderai pour Une vie en éclats.
© Marlen Sauvage – Collection personnelle
« L’idée que j’ai sans doute tué m’empêche de dormir. Nous avons tous jeté des grenades dans le trou, nous avons tous entendu des cris. Nous sommes tous coupables. »
Joseph Boyden, Le chemin des Ames
« L’affirmation incroyable « la démence n’existe pas », alors que la réalité offrait des garanties tangibles de sa présence, alors que le nombre de ceux qui en présentaient les signes augmentait, ne pouvait que prêter à sourire. Ce sourire lié à la folie du propos a déterminé la suite. Il a balayé la dépression qui s’installait. Après s’être esclaffé de l’énormité de l’énoncé, chacun pouvait commencer à douter de ses certitudes. L’espoir subvertissait le savoir. »
Jean Maisondieu, Le Crépuscule de la raison. En finir avec l’Alzheimer sans frontières !
« Nous sommes sans arrêt confrontés à des séparations. La vie a une main qui plonge dans notre corps, se saisit du cœur et l’enlève. Pas une fois, mais de nombreuses fois. En échange, la vie nous donne de l’or. Seulement, nous payons cet or à un prix fou puisque nous en avons, à chaque fois, le cœur arraché vivant…
Chaque séparation nous donne une vue de plus en plus ample et éblouie de la vie. Les arrachements nous lavent. Tout se passe, dans cette vie, comme s’il nous fallait avaler l’océan. Comme si périodiquement nous étions remis à neuf par ce qui nous rappelle de ne pas nous installer, de ne pas nous habituer. La vie a deux visages : un émerveillant et un terrible. Quand vous avez vu le visage terrible, le visage émerveillant se tourne vers vous comme un soleil.
Il reste d’une personne aimée une matière très subtile, immatérielle qu’on nommait avant, faute de mieux, sa présence. Une note unique dont vous ne retrouverez jamais l’équivalent dans le monde. Une note cristalline, quelque chose qui vous donnait de la joie à penser à cette personne, à la voir venir vers vous. Comme la pépite d’or trouvée au fond du tamis, ce qui reste d’une personne est éclatant. Inaltérable désormais. Alors qu’avant votre vue pouvait s’obscurcir pour des tas de raisons, toujours mauvaises (hostilités, rancœurs, etc.), là, vous reconnaissez le plus profond et le meilleur de la personne. Toutes ces choses impondérables qui rôdent dans l’éclat d’un regard, passent par un rire, par des gestes, qui faisaient que la personne était unique, reviennent à vous par la pensée.
Mon père, mort il y a maintenant 13 ans, n’arrête pas de grandir, de prendre de plus en plus de place dans ma vie. Cette croissance des gens après leur mort est très étrange. Comme si la vie ne finissait pas, comme si elle était un livre dont aucun lecteur ne pourra jamais dire : « Ça y est, je l’ai lu. » La vision de mon père change avec le temps, tout comme moi-même je change. Ceux qui ont disparu mêlent leur visage au nôtre. Nous sommes étroitement liés, souterrainement, dans une métamorphose incessante. C’est pourquoi il est impossible de définir aussi bien la vie que la mort. On ne peut que parler d’une sorte de flux qui sans arrêt se transforme, s’assombrit puis s’éclaire de façon toujours surprenante. La mort a beaucoup de vertus, notamment celle du réveil. Elle nous ramène à l’essentiel, vers ce à quoi nous tenons vraiment. »
Christian Bobin, dans un entretien extrait du numéro spécial de La Vie : « Vivre le deuil », 2019.
« Les coïncidences d’événements liés par le sens sont pensables comme pur hasard. Mais plus elles se multiplient et plus la concordance est exacte, plus leur probabilité diminue et plus grandit leur invraisemblance, ce qui revient à dire qu’elles ne peuvent plus passer pour simple hasard, mais doivent, vu l’absence d’explication causale, être regardées comme arrangements sensés. Leur inexplicabilité ne provient pas de ce qu’on en ignore la cause, mais du fait que notre intellect est incapable de la penser…
Carl Jung, Ma vie.
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