Les yeux perdus | sans chercher où | les mains sur le clavier j’attends | un arbre une montagne un bout de nuage le vol d’un oiseau | contempler et oublier que je contemple | capter l’entre-deux | vous savez | ce vide entre les bouteilles d’un tableau de Morandi | errer entre| se laisser environner de bruits divers | entendre les silences | quelque chose a tourné tout le jour dans les pensées | faire confiance à mes doigts | au clavier peut-être
La crête accidentée des Dentelles comme point d’horizon et un sentier pour y parvenir. Ils iraient là. Sa main indique le chemin | Le trou dans le bois truffier où rôtissait l’agneau du méchoui annuel. Son rire à travers les arbres | Les Jeux interdits qu’il enseignait à la guitare douze cordes. La musique forcément qui le rappelle | Cette façon de tourner les cheveux dans ses doigts. Souvenir raconté d’une fillette à sa petite sœur | La voix de la gamine de trois ans qui s’étonne d’un trou dans la roche. Ses explications sur l’érosion qui a façonné la pierre. Le ton du pédagogue. La matière dansante des mots dans l’oreille |
« Prendre chacun un petit lambeau de colère, terreur, désespoir, refus, injustice et on distord la phrase… » Je poursuis mes 40 exercices pour le carnet d’écrivain… La colère en ce moment, c’est du quotidien, j’ajoute ma phrase, mes mots, au « triste état du monde ».
Flammes | de barricades en cordes vocales | hurlent les chants | et la foule piétine | des larmes aux banderoles | flammes et pneus | le monde gueule | les slogans volent au-dessus | de la jeunesse | un morceau de chiffon | autour des bâtons dressés | on ne croit plus à rien | dans les porte-voix | flammes | pour une colère arrachée | au juste et au simple| rouge dans la rue | embrasons-nous | fichez le feu | flammes | des jours de colère | du ciel jusqu’aux abysses |des têtes au bout des piques | et l’enfer à vivre | puisque l’enfer à espérer
A Saint-Brévin-les-Pins| station balnéaire de 16 000 habitant.e.s | sidération | deux voitures et la façade d’une maison incendiées | celles du maire et de son épouse | la raison ? | le choix d’accueillir un centre d’accueil de demandeurs d’asile à la fin de l’année 2023 | qui s’acharne sur l’élu local ? | par le biais des réseaux sociaux et de tracts ? | ses opposants | l’extrême-droite locale | pourtant composée d’une quinzaine de personnes au maximum ! | lesquels « ont fait appel à Reconquête ainsi qu’à l’Action française et aux cathos intégristes » | dixit le président du Collectif des Brévinois attentifs et solidaires
Pas faute de s’être tâtée pourtant | et pourtant partie d’un bon pied ce matin | rejoindre les cinq cents autres sur la place du marché | immobile pendant quarante minutes à tenter de comprendre ce qui se racontait dans le micro et dans le porte-voix | applaudir les lycéens | piétiner sur des centaines de mètres | entendre d’un seul coup crier ses genoux et ses hanches | danser d’un pied sur l’autre | avancer en grinçant des dents contre les nantis de ce monde | une petite voix te dit ça en valait la peine | et l’autre tu n’aurais pas dû |
L’idée était de trouver une phrase qu’on remâche parfois tout un jour, le genre de choses qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour et sur quoi je pense ne jamais avoir écrit ! Ça devait être quelque chose sans début ni fin, sans ponctuation non plus, et en 480 signes seulement. Je n’ai rien respecté de cela pour la bonne raison que j’écris pour moi, hors de tout groupe et que je ne me suis pas imposé cette double contrainte (car de ponctuation, il n’y a guère hormis les |)…
Je ne dois pas oublier la phrase | je ne dois pas oublier la phrase | surprise à répéter je ne dois pas oublier la phrase | depuis ce matin | et le soir pas de phrase | quand je ne savais même plus pourquoi je répétais en boucle je ne dois pas oublier la phrase | ça me revient ce soir un peu en panique | des phrases j’en ai toujours plein la tête | ce matin au réveil par exemple « la guerre est à prendre » | mais c’est une phrase de rêve | une phrase de nuit ou de sommeil paradoxal | ça ne compte donc pas | pourtant la guerre est à prendre ça m’a posé question | d’emblée | au réveil | si vous voyez ce que je veux dire | j’ai répété plusieurs fois la guerre est à prendre en me demandant bien ce que ça voulait dire ça | la guerre est à prendre | et d’ailleurs ce soir | pareil | la guerre est à prendre finalement je ne comprends franchement pas ce que ça peut bien vouloir dire | même dans un rêve | est-ce que ce serait par exemple y aller | partir en guerre | ou bien prendre le parti de la guerre | ce qui ne serait pas exactement la même chose | voyez | partir en guerre ça peut être une obligation | morale ou circonstancielle | ce qui ne signifie pas que l’on prend pour autant le parti de la guerre | mais on y va |alors que prendre le parti de la guerre | quelle que soit la guerre c’est être du côté de la guerre | et même en paix d’ailleurs | c’est faire le choix de la guerre | c’est être de l’avis que rien ne se règle autrement que par la guerre | ou que seule la guerre peut régler un conflit |ça devient compliqué là | la guerre est à prendre | j’ai envie d’ajouter | ou à laisser |
Une suggestion d’écriture qui m’a valu un vrai fou rire intérieur… parce que j’étais justement en train de me voir attendre ce matin dans une file de gens avant d’en connaître la teneur… Car oui, je lis les propositions d’écriture le jour où je dois les écrire…
dans le froid de 7h30 et une file de huit personnes, elle attend que le laboratoire ouvre ses portes, resserre son écharpe autour de son cou, pense qu’elle aurait dû se couvrir davantage, lève la tête vers le ciel, tourne un peu à gauche, puis un peu à droite, se dit qu’elle a l’air de quelqu’un qui ne tient pas en place, s’imagine vue d’en haut dans son grand imper beige, tournant comme une toupie, observe les gens de dos qui la précèdent, se demande à quoi elle ressemble de dos, s’interroge sur l’heure d’arrivée du premier patient de la file, un travailleur, peintre sans doute étant donné l’apparence de son pantalon, tente de trouver un attrait au minuscule jardin à la française qui se déploie de part et d’autre de l’allée, découvre la frise de galets qui orne le dallage, jette un œil à son téléphone pour vérifier l’heure | trois personnes entrent à l’invitation d’une secrétaire, les autres continuent de faire le pied de grue dehors et elle calcule qu’à ce rythme elle n’est pas près d’avoir plus chaud | comme elle a emporté les 40 exercices pour un carnet d’écrivain, elle jette un œil à la proposition du jour, surprise ! il va falloir observer son double, elle aurait presqu’envie d’éclater de rire | elle se dit que son air béat doit étonner l’homme devant elle qui s’est retournée et dont elle sent le regard sur elle | elle répond au sourire de la dame qui vient de lui succéder dans la file, lui trouve de beaux cheveux longs frisés d’un roux naturel, soupire encore d’attendre | un quart d’heure plus tard, c’est à l’intérieur que se retrouvent quasiment les mêmes personnes, dans un étroit couloir et une salleminuscule, elle décline son poids au guichet, quelle drôle de question pense-t-elle, l’homme devant elle a annoncé soixante-dix, il s’agissait donc de kilos et non de son âge, on ne peut s’empêcher d’entendre ce qui se dit dans si peu d’espace, bonjour la confidentialité, l’exclamation lui vient aux lèvres, dans un murmure | quelques minutes plus tard, devant le dessin d’un téléphone portable barré d’une croix rouge, elle remarque au même moment que la jeune fille arrivée bien plus tard consulte le sien, happée par son écran, avant de s’asseoir sur la dernière chaise disponible, elle invite le monsieur âgé près d’elle à s’y installer, mais non, l’homme décline et elle comprend aussitôt pourquoi quand il est appelé par l’infirmière.
La difficulté d’une conductrice à se garer, à quatre reprises autant de marches arrière et avant pour tenter d’occuper une non-place, un espace triangulaire normalement interdit. Mais quel est le prénom de la participante à l’atelier d’italien rencontrée sur ce même parking, son sourire et son allure encore si présents ? Les paroles d’au revoir perdues alors que l’on constatait dans le même temps la pression de la poignée de main. Le souci permanent de manquer l’heure du départ, d’arriver en retard au rendez-vous, et l’inattention accordée au contenu de la visite qui le précède. La simultanéité des sons, celui de la voiture – qui passe à toute allure dans la rue devant la maison – et les trilles de cet oiseau – non identifié – qui en surpassent le bruit… Le véhicule s’éloigne, le volatile est resté tout proche, dans la haie de laurier.
Pour cette proposition, « c’est le corps et son écriture qu’on interroge », pas ses petits bobos (ou ses grands maux d’ailleurs) qu’on raconterait aux autres… « Notation sur le corps, et qui n’empiéte pas sur ce privé, qu’on respecte » , ajoute François Bon dans ces 40 exercices pour le carnet d’écrivain. Essai.
au bout de la main un poids – les doigts qui s’accrochent autour du cylindre – le tenir à peine – sans forcer – plus haut dans l’épaule tout de suite les tendons relâchés – première sensation – lemembre comme dissocié – poignet – avant-bras – coude – bras – le vide entre chaque élément – l’espace de liberté donné aux muscles aux tendons aux os – enfin ils respirent – et ce mouvement de pendule que l’haltère imprime à l’ensemble – malgré soi – puis le cercle qui se dessine et s’amplifie – la détente – le bien-être – la sensation d’exister jusque dans chaque cellule
« Une attente suffit, et pas besoin qu’elle soit longue. Juste qu’elle soit elle-même, et terriblement, et absolument, attente. » C’est la fin de la consigne. Savoir si j’y ai répondu… 40 exercices pour le carnet d’écrivain, vais-je tenir mon défi ?
Les pieds immobiles, coincés dans le sol comme ceux d’un banc dans un parc public, loin dans la terre et l’humus, au bout d’une rue, devant un rond-point, juste avant un feu tricolore, les vibrations des voitures dans les mollets, les genoux, les cuisses et les fesses, ou en pleine nature, prêts à prendre racine, les pieds, quand debout tout le corps s’ancre dans l’instant ; le regard accroché à un visage absent ou au vide, quand le flux de pensées sillonnent le front mais qu’au fond plus rien ne s’imprime ni ne se reflète dans les yeux posés par hasard sur le monde alentour, et l’ironie du monde qui ne fait que passer. Les effluves de gazole. Le criaillement d’un faisan. Les coups de frein légers. Le bruissement du vent dans les feuilles de chêne. Les saluts de la main. La fuite d’un animal dans le taillis. Attendre. Sans projet. Sans espoir. Sans crainte. Sans désir. Demeurer.