Je suis très heureuse de vous proposer pour ce « vase » de juin un échange épistolaire avec Françoise Gérard, écrivaine et pastelliste. Notre thème est le Nord de notre enfance, dont j’ai découvert en me promenant sur son blog que nous en étions toutes deux originaires. Je vous invite à aller admirer « chez elle » ses nombreux tableaux et à lire ses récits. Françoise publie aux éditions Qazaq (Les Cosaques des frontières) et j’en profite pour indiquer ici l’adresse du blog de Jan Doets, éditeur. Un grand merci sincère encore à vous, Françoise, pour avoir accepté ma proposition de partager ce moment d’écriture et pour votre idée vivifiante de correspondance.
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Le Cateau-Cambrésis et son beffroi (archive familiale)
Mes souvenirs les plus lointains du Nord paternel me ramènent là, à la « petite maison jaune », ainsi l’appelais-je enfant, celle de ma grand-mère et qui, de jaune, n’avait que le papier peint de la cuisine et le mobilier en formica… A cette table jaune je restais assise devant mon assiette, mâchant le morceau de viande ou de poisson que je ne parvenais jamais à terminer. Et c’est une voix bien timbrée qui encore traverse le temps pour m’inciter à manger ce qu’alors j’avais tant de difficulté à avaler. Chaque fois que le crémier passait dans la rue, klaxonnant pour prévenir de sa venue, ma grand-mère préparait pour moi « un petit bossu » dont je me régalais, une cuillerée de beurre jaune d’or déposée sur un morceau de pain. Et de ses mains aux veines bosselées sous la peau fine, elle pétrissait la pâte de la tarte au sucre, chaque dimanche ; les mêmes mains remontaient de la cave deux fois par jour le seau à charbon destiné à la cuisinière. La voix claire de ma grand-mère aux yeux bleus… Elle et son accent chantant, son sourire doux qu’accompagnait, paupières baissées, un léger haussement d’épaules. Mon père, unique garçon de la fratrie de quatre, l’appelait « ma Mère du Nord », et c’est avec une grande émotion que j’ai découvert récemment le livre ainsi intitulé de Jean-Louis Fournier. Elle fut ma confidente. A huit ans, quand mes seins pointaient et que je m’en inquiétais ; à quinze, quand rebelle à tout, j’envisageais de partir en mission en Afrique ou ailleurs ; à dix-huit ans, quand je lui avouais mon premier grand amour… Ma figure du Nord, mon ancre familiale dans ce coin de pays, c’est elle, Eugénie, ma grand-mère catésienne.
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Vue sur la plaine flamande depuis le mont Cassel
Il paraît que mon enfance s’est déroulée dans les Hauts de France… mes souvenirs en seraient-ils rehaussés ?… Mon Nord n’était ni haut ni grand, je n’ai pas grandi dans le grand Nord, simplement dans le Nord. Mon or était noirci par les fumées d’usine et la poussière de charbon. Les gens ne faisaient pas de tralalas, mais dans la simplicité de leur quotidien, ils avaient plutôt fière allure. C’était d’ailleurs la devise de la ville où je suis
née : Pauvre mais fière…
La seule montagne un peu haute vue de mes yeux vue dès l’âge de six ans parce que ma grand-mère maternelle y habitait, était le mont Cassel. Il domine la plaine flamande à cent mètres d’altitude. Sinon, le pays était plat. Je l’arpentais à pied de long en large au cours de mes trajets pour aller à l’école ou faire les courses, mes observations étaient toutes concordantes.
L’été, nous passions une journée à la mer, il fallait se lever très tôt le matin pour rejoindre un point de ralliement où attendait un autocar spécialement affrété pour des familles comme la nôtre. Le car puait le gasoil, les enfants avaient envie de vomir. Mon père nous emmenait aussi parfois à la pêche à dix ou quinze kilomètres de la maison, il nous faisait monter dans un bus normal qui nous déposait en pleine campagne, puis nous parcourions à pied les derniers kilomètres en portant son attirail. Plus tard, en participant à des colonies de vacances, j’ai découvert la Bretagne, la Normandie et le massif Central. Comme les marins, je faisais l’expérience de la nostalgie, j’avais hâte de retrouver mon port d’attache… Je pouvais voyager sans le quitter, à l’école, en me laissant guider par les cartes de géographie étalées sur les murs de la classe, mais nous n’avions pas le droit de désigner les lieux par leur position haute ou basse, il fallait dire Nord ou Sud, j’aimais bien dire Nord…
Le plat pays se reflétait dans l’immensité du ciel, la liberté du regard était sans limites, mes pensées s’étiraient au-delà de ce qu’il était possible d’imaginer, j’avais l’air un peu dans la lune, je ne collais pas bien avec ce que l’on attendait de moi sur la Terre, le Nord me donnait des ailes…
J’étais à peine sortie de l’enfance, ce jour-là, il n’était pas écrit que je ne reviendrais jamais, la porte que j’ai refermée pour la dernière fois ne se doutait de rien, j’ai perdu le Nord sans m’en rendre compte… Des forces centrifuges ont fait de moi une transfuge involontaire, des tourbillons cycloniques m’ont précipitée dans un exil définitif, la nostalgie expérimentée pendant mes séjours en colonies de vacances n’était rien à côté de mes futures souffrances… La vie est animée de vents violents qui balayent tout sur leur passage… faut-il qu’il m’en souvienne ?… Le deuil de l’enfance est impossible… Comment accepter d’anticiper la mort, de mourir à ses rêves, de renoncer aux grands horizons, de ne plus regarder le ciel ?…
L’or de mon enfance est là-haut, dans le Nord, au milieu des nuages….

Dérive des rêves, pastel de ©Françoise Gérard
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Aucun souvenir quotidien pour moi du Nord et de sa géographie, sauf quelques paysages, quelques balades dans le bocage de l’Avesnois, au Quesnoy ; dans le parc de la ville de Matisse qui était celle de ma grand-mère ; le long de la Selle, la rivière affluent de l’Escaut, et l’impasse du même nom où vit encore une tante paternelle. Du Nord, de « mon » Nord, ce Hainaut qui serait un Sud pour les habitants de Dunkerque, rien d’autre que des personnes, un accent, une atmosphère, une idée de la famille. Une émotion liée à la gentillesse, la convivialité, la simplicité de celles et ceux qui vivaient si loin de nous, les exilés du sud de la France. Une ville au ciel bas souvent, des cités aux maisons en brique rouge, et j’aurai dit le lieu commun. Mais une filature aussi, celle de Auguste et Charles Seydoux qui au Cateau-Cambrésis dès le milieu du dix-neuvième siècle, embauchait les ouvriers des environs, et parmi eux ces fileuses ou dévideuses, ces tisserands qui se succèdent dans ma généalogie. Une église et son beffroi Renaissance, dont le carillon résonna si longtemps dans ma mémoire de gamine, et la gare avec ses trains à vapeur dont les roues crissaient et perçaient les tympans. Je me souviens bien sûr des étendues plates à perte de vue, à l’horizon heurté parfois par un terril, lors de nos virées estivales dans la voiture familiale. J’entends encore mon père dire son amour pour toute cette planéité, et la chanson de Brel forcément émouvante venait me convaincre de la force d’un tel paysage. Je préférais pourtant les montagnes du Sud et le Ventoux visible de ma chambre, mais je me taisais.
Caudry, Cambrai, Valenciennes, Landrecies, Le Pommereuil, Denain, Bohain-en-Vermandois… les noms des villes dont résonne mon enfance. Associées souvent à un prénom, à une histoire, un drame peut-être, comme celui de l’été 1967 où une tornade dévasta le Pommereuil, sinistré à cent pour cent… Ou celui de la tante Alphonsine, veuve trop tôt de Maurice – l’oncle à jamais inconnu – et qui toujours nous offrait des guimauves enrobées de chocolat au lait, au goût un peu métallique de la boîte en fer qui les contenait. D’autres noms depuis des années chantent mon Nord familier, qui loin de se limiter à ce département, descend vers l’Aisne, court à l’est vers Froid-Chapelle où s’étend encore la province de Hainaut, cette part devenue belge en 1830, puis Mons où nous nous promenions certains dimanches de vacances, alors que passer la frontière restait encore un événement.

Le parc Matisse, au Cateau-Cambrésis (archive familiale)
J’ai vécu dans le Nord de l’âge de trois à six ans, au Cateau chez ma grand-mère, puis à Lille, avec mes parents cette fois. Mes plus anciens souvenirs datent de cette toute première vie d’enfant, alors que nos parents nous avaient confiées durant un an, ma sœur aînée et moi, à ma grand-mère et à sa plus jeune fille. C’est ce Nord et son climat rude, son patois de la rue (car ma grand-mère ne le parlait pas), son accent rugueux, ce Nord où à trois ans je découvrais pour la première fois la neige, m’exclamant que le sucre tombait du ciel, c’est ce Nord-là qui contient toute ma nostalgie.
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Le train en gare d’Armentières
Avant de les jeter, de les donner ou de les disperser, d’autres que moi avaient trié les objets de la maison où j’avais passé mon enfance… d’autres que moi avaient eu le pouvoir de maintenir ou d’annihiler l’existence matérielle d’une partie de mes souvenirs… pendant un court instant, sans le savoir, d’autres que moi avaient tenu entre leurs mains la possibilité de ma mémoire… Or, dans le tiroir d’une grosse armoire vermoulue, au grenier, il me semblait bien avoir un jour entreposé deux ou trois albums et autant de livres que j’avais particulièrement aimés. Bien après la césure entre ma vie d’avant et celle d’après les événements douloureux qui m’avaient privée de tout ancrage familial, le désir m’a saisie, devenu impossible à satisfaire, de les palper, de m’abîmer dans la contemplation de leur couverture, de les ouvrir enfin et de les relire dans l’espoir, sans doute, de retrouver les sensations que j’avais éprouvées en les feuilletant pour la première fois… Il s’agissait de mes premières lectures, des histoires enfantines, des contes… En l’absence de support matériel, ma mémoire ne peut que rassembler ses seules forces pour essayer de ramener à l’air libre les sentiments qui m’animaient alors en tournant les pages ! Les émotions refoulées pendant si longtemps semblent étrangement se bousculer dans une sorte de sas qui serait comme un préambule à leur expression ?… Mon tout premier livre d’enfant fut un cadeau inestimable, inespéré… Il était composé de grandes illustrations qui montraient des personnages d’une incroyable beauté dans de somptueux châteaux où, malheureusement, dans le tréfonds des salles obscures, se cachaient des gens malfaisants qui fomentaient la perte des princes… Mon regard faisait la navette entre les images colorées et le petit texte austère qui en donnait la clé. La lecture des mots était un dévoilement, le monde sensible venait à moi en m’offrant les armes de sa compréhension, que l’apprentissage des lettres et de leurs combinaisons avait commencé de me rendre accessible !… L’émerveillement ressenti était complexe. Le monde était surprenant, mais son décodage n’était pas moins admirable. S’y mêlaient des sentiments de gratitude pour la personne qui m’avait offert ce premier livre (je ne sais plus qui ni à quelle occasion)… J’ignorais les mystères de ma naissance, je crois que mes premières lectures en étaient l’équivalent. Je garde au fond de moi l’impression indélébile d’avoir vu le jour en déchiffrant les mots que je lisais pour la première fois. Mon ancrage est un encrage. Et la rage de lire puis d’écrire m’a finalement procuré la force de vivre…
Il y a si longtemps… Aujourd’hui, 27 mai 2016, j’apprends par la radio que le publicitaire Jean-Claude Decaux vient de mourir et, grâce à son hagiographie diffusée sur les ondes, qu’il a révolutionné l’art de l’affichage… Me reviennent en mémoire les inscriptions peintes en lettres immenses sur le mur d’une maison située en face de celle où habitait ma grand-mère paternelle, morte quand j’avais six ans… DU BO DU BON DUBONNET!… Ces mots sont parmi les tout premiers que j’ai déchiffrés. A leur côté était dessinée une bouteille de vin gigantesque… avait-elle les vertus de la dive bouteille ?…
La maison de ma grand-mère se trouvait dans le quartier Saint-Roch, tout près de la gare d’Armentières, devant les lignes du chemin de fer, cible de bombardements pendant les deux guerres mondiales. L’église de ce quartier, détruite puis reconstruite à deux reprises, n’existe plus, elle a été rasée récemment parce que sa rénovation aurait été inutile (il n’y a plus de fidèles) et trop onéreuse. Que reste-t-il de nos souvenirs ?… Quelques images, des mots, une couleur ?… Quand il ne reste plus rien, au milieu des feuilles mortes, que le souffle du vent qui les emporte, se fait parfois entendre un petit air résistant et moqueur, qui réveille la sensation bien vivante, quand on a eu cette chance, d’avoir et/ou d’avoir été aimé… illumination soudaine dans la nuit des souvenirs, petite flamme vacillante qui maintient en vie, aimantation d’une boussole orientée vers le Nord…
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Odalisque à la culotte rouge (détail), Matisse, 1923
Comme pour vous, Françoise, mes premières expériences de lecture appartiennent au Nord… A ces lointains souvenirs et cette école du Cateau – 22, rue Auguste Seydoux – où déjà ma plus jeune tante, Josiane, gardienne de mes mots, de mes pleurs et de mes joies, avait découvert les livres. Le temps aura passé pour que je réalise que Matisse dont j’aimais très tôt les couleurs, les peintures, les collages, était originaire de cette ville aimée, qu’un lien secret me liait à lui, car c’était ce même Matisse qui avait demandé à peindre le portrait de Josiane, l’adolescente farouche aux yeux noirs, ma seconde maman. « J’ai les yeux bleus comme toi » lui affirmais-je à trois ans. Elle ne démentait pas. Dans ses yeux, ne voyais-je pas le ciel abandonné au-delà de la Méditerranée, sous lequel j’avais vécu jusqu’ici ? Et dans les peintures de Matisse, ne retrouvais-je pas le soleil et les couleurs perdues de la Méditerranée, « le plus bleu des bleus » que le peintre évoquait ? J’aimais la chaleur de ses tons orange et ce fut une évidence pour moi, au moment de l’adolescence et loin de toute analyse, que la terre [était] bleue comme ce fruit.
Mon Nord se pare de ces couleurs, de ces bleus profonds, de ces aplats ensoleillés. De sa fenêtre je vois la mer, les odalisques, les femmes alanguies et les autres, Algériennes toutes de bleu vêtues… Je suis une fille du Sud, mais mon cœur est au nord. Jamais ne l’ai abandonné. Malgré les détours de la vie, mes pensées filent droit vers lui. En moi se réconcilient les deux pôles.
Sans doute l’amour reçu, donné, alors que nous étions enfants, dans notre Nord à chacune, explique-t-il cet attachement à une région plutôt qu’une autre… Quand le vide creusé par l’absence d’une mère laissait toute sa place au froid, nos petites âmes se réfugiaient dans la douceur affectueuse d’une grand-mère. Quand la nuit s’avançait pour délivrer ses cauchemars, le bonbon de sucre rose qu’Eugénie avait déposé sur le chevet compensait les paroles rassurantes que l’on espérait en vain. Pour moi, l’aiguille toujours pointe vers le Nord quand l’enfance se réveille.
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Tiers Livre (www.tierslivre.net/) et Scriptopolis (www.scriptopolis.fr/) sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages,
les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…
Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. »
Marie-Noëlle Bertrand coordonne les échanges et inscrit les publications sur le blog le rendez-vous des vases. Merci à elle !
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