
Du jour sombre à la nuit. Fondu enchaîné. Jusqu’à l’encre. Au noir épais de bitume. Une ville empaquetée sous un drap anthracite. La flèche saillante d’une cathédrale ou celle d’une mosquée. Un phare éteint. La mer aussi se noie dans l’absence de jour. Ce qu’il reste d’un chant. Et toi qui écartes les murs de la rue encombrée de voitures et de cette carcasse de bateau, d’un pourpre saignant encore dans l’obscurité. Tu te faufiles là dans l’étroit de la nuit. Une silhouette. Ta présence. Confondue. Etouffée. Fuyante. Ton souffle dans celui de l’air, léger comme l’envol d’un oiseau qui battrait à peine des ailes mais tracerait sa route au-dessus du macadam. Senteurs humides. Le parfum blanc capiteux du jasmin qui se mêle à celui des rosiers, du chèvrefeuille et de la glycine à la fois, toutes saisons, toutes latitudes confondues. Toute réflexion écrasée. Tu avances l’esprit vide, ou peut-être, une pensée t’obsède. Une ville la nuit, des vies. Tu frôles les façades du regard, devinant les yeux endormis, les murmures que les cauchemars répandent derrière les murs, les voix assoupies, ici comme ailleurs. Mais la tienne, de vie ? Tout se dérobe. Tu te perds. A angle droit, un no man’s land, c’est la ville pourtant. Son vieux cœur à l’abandon. Un espace pour le rêve, à peupler de souvenirs. Dans la solitude de cette ville innommée, retrouver toutes les villes en soi. Des bribes de vie, des amitiés, des prénoms, des émotions, des anniversaires. Relevez-vous maisons à colombage, places pavées, berges aménagées, cubes de brique ocre aux jardins suspendus, palmiers poussiéreux, hôpitaux, cités, jardins publics, forêts… Quelle image choisir parmi celles qui se pressent, quelles odeurs, quels bruits. Des gares, des aéroports. Des avenues, des boulevards. Des appartements sous les toits. Des marchés. Les senteurs de bigaradiers, de lavande, de lilas, de bitume brûlant, le ronronnement des frigos de la zone industrielle toute proche, le crissement des trains, des freins au carrefour. Des centre-ville. Faut-il choisir. Au centre de chacun, une maison. Ah ! Tu revois celle-ci née dans les années folles et sa pierre meulière et sa promesse immense. Le romarin dans les narines, le cerfeuil perpétuel et l’oignon rocambole, le verger de pommiers, les yeux perdus dans l’éclipse de lune, les enveloppes d’art postal qui parfois ne parvenaient pas à destination. La course des avions au-dessus de nos têtes a eu raison de nous. Je dis je, je dis nous. La nuit torture les décisions, éclaire les mensonges et les supercheries. Cette nuit tu te balades au son du nom des villes et des lieux-dits. A la recherche de l’inoubliable. Redresse-toi bâtisse ensevelie en cet automne sous la vigne rouge et les fruits de la passion. Toute amertume désertée, j’entends le pic noir creuser les troncs morts, on cueille des mûres aux haies de la vallée, la vie poursuit son cours. Relèvera-t-on la ruine à l’angle du terrain. Au bout d’un chemin sauvage, un mas carré se dresse, à l’écart d’un village devenu une ville tandis que tu pleurais ton paradis perdu. Dans l’antre des souvenirs, une autre maison, jaune, toujours ensoleillée. Jette tes feux, enfance ! Les grands-mères sont des piliers où s’enroulent les comptines. Une musique à l’oreille comme des pendentifs multicolores et dans la foulée, les aboiements des chiens aux chaînes argentées, la sonnerie sans fin d’un téléphone de bakélite, le bruit de fond d’une radio, et pourquoi ici, l’appel du vendeur de cacahuètes. La cour bétonnée brûle encore d’un soleil ardent où tu marches les pieds nus. La ville blanche et basse. La mer, une ligne au loin. Le ravin et les coups de feu. Et tu reviens au sable du présent, tu longes des jardins, discernes des toitures aux tuiles dépolies. A cet endroit de la ville, les chats errants tombent des murs. Un miaulement. La fuite. Un banc de nuages passe. Il suffit d’un nuage pour déchirer le noir. Tu écarquilles les yeux, et tes pieds te guident sur le sol incertain, enfin tu croises les morts au-dessus de leurs tombes. Il y a du monde la nuit dans la ville. Les fantômes ne t’effraient pas ni leurs faces disloquées, ni leurs sourires narquois. Tes morts ont la vie dure, leurs voix se sont éteintes, tu ne leur en veux pas, toutes ont le même timbre impassible de l’oubli. Il reste leur regard. Les nuages ont filé, sur les stèles, les coupelles creusées dans le marbre renvoient l’image d’un ciel sombre et d’un filet de lune. Tu tournes lentement, tel un derviche en transes, avant de quitter en zigzaguant sur le mince sentier ce monde dormant. Retrouver la chaussée où marcher d’un pas sûr vers le parc aux palmiers plantés sur les dalles claires. Et tu es un cheval, une tour, un roi sur l’échiquier nocturne. A même les pelouses la vie dort loin de la misère du jour, tu voudrais caresser une tête abandonnée sous un arbre, souvent les pieds dépassent d’un pantalon recroquevillé, nus, ici comme partout la ville a ses damnés qu’elle régurgite à la nuit tombée, et tu avances dans le dernier sursaut d’un lampadaire qui s’éteint. Ici à cet endroit de la ville, les murs ne racontent aucune histoire, aucun peintre n’a jeté ses créatures sur leurs pierres désunies, aucune femme au feu entre les jambes, aucune Salomé, aucun Polichinelle, seulement quelques graffitis noirs sur noir, invisibles à cette heure mais que tu devines, puis le réveil du corps le long d’un mur sous l’écorchure à ton épaule d’un impérieux bougainvillée, mauve malgré la nuit. Et tu files jusqu’à la mer aux accents syncopés où flottent encore les chants d’âmes ruinées, le cri d’un oiseau foudroie le silence, les escaliers du fort creusent un puits dans l’ombre où tu plonges, dévalant les marches inégales, à grandes enjambées, la tête dans tes pensées, à rebours des ans, jusqu’à ce temps lointain dont tu écartes les plis, chaque ongle s’immisçant sous la matière pour la retourner centimètre par centimètre, avant de pouvoir y entrer, t’y engouffrer en serrant les épaules et en rentrant le ventre, jusqu’à l’heure du changement, où l’histoire s’est refermée, une histoire avant une autre et encore une autre, pour autant de vies, mais alors qu’irais-tu chercher là que tu ne saches déjà, que la vie n’est qu’éternels recommencements et que l’amour lève le camp pour en changer, regarde-les encore ces têtes et ces cœurs, ces corps remplis de joie, d’hormones et de tendresse, la jeunesse a vécu mais eux sont toujours là, dans un repli du temps, ils s’amusent encore, s’étonnent de leur vigueur, ils t’invitent au festin, ils ont levé leurs verres et jeté les bouteilles derrière le rideau, distribué les cartes et recompté les points, leurs yeux te dévisagent, leurs bouches silencieuses chantent Ferrat et Aragon, déclament les vers de Rimbaud et ceux d’Apollinaire, de l’autre côté des tables, on reprend en chœur. Toi, tu trébuches sur le trottoir avant la corniche, au-dessus de la baie, ici, les vagues assaillent les brisants. Effacez-vous regrets ! Tu voudrais qu’aucun ne t’effleure, ni regret ni remords. De tout ce qui se presse, des maisons et des villes, des rues, des places, des gares, des aéroports, des langues et des accents, des amours exhumées, tout cela, tu le jettes à la nuit pour qu’elle t’accorde l’inespéré.
Marlen Sauvage