Ce texte était ma première contribution au jeu littéraire intitulé « Va-et-vient », publié sur le blog d’Amélie Gressier.*
Rappel : les contributions pour le numéro 2 de Va-et-vient seront publiées le vendredi 7 avril avec pour thème : « Ce drôle d’effet ». Merci de m’adresser votre texte avant le 20 mars (marlen.sauvage@free.fr) pour que l’ordre des contributions puisse être organisé (une seule condition : avoir un blog pour permettre l’échange).

Elle venait de terminer son café qu’elle avait fait très serré, exceptionnellement ce matin, pour se donner du cœur, elle l’avait bu à petites gorgées en jetant furtivement des regards à son mari en face d’elle, le détaillant – chauve, la peau du cou flasque, le visage hâve, comme perpétuellement assailli par une douleur lancinante qui lui tiraillait les traits – elle avait maintenu volontairement son bol près de son visage pour s’y cacher, ne pas croiser ses yeux mais il restait silencieux pendant ses repas, tous ses repas – ce matin le nez dans ses tartines – et elle avait attendu que Martin quitte la pièce pour enfin poser son bol sur la table, jouant avec la cuillère, la faisant tourner sur la toile cirée, tout en se demandant comment elle aborderait le problème tout à l’heure, au retour de Martin, à midi dix précises puisque c’était toujours l’heure à laquelle il rentrait manger, invariablement depuis dix-huit ans, il rentrait à midi dix, cela la tétanisait cette aptitude à respecter un horaire de la sorte quelque soit le jour ou le travail à faire, elle savait qu’elle disposait de quatre heures dix exactement pour mettre au point son annonce, son argumentaire, c’était trop et trop peu à la fois, le temps tournait comme sa cuillère, l’horloge au-dessus de l’évier cliquetait avec un bruit qui lui parut soudain insupportable, elle ne l’avait jamais remarqué à ce point ce bruit métallique du temps qui passe, pourtant cette horloge trônait là depuis bientôt dix ans, il l’avaient achetée la veille des huit ans de Victor et Victor avait fêté ses dix-huit ans la semaine dernière, d’ailleurs c’est cet anniversaire qui lui avait rappelé qu’elle devait tenir son engagement, un engagement vis-à-vis d’elle-même énoncé devant le miroir de son armoire en bois de rose – cadeau de mariage une vingtaine d’années auparavant –, quand elle avait réalisé le vide de son existence et qu’elle s’était promis à la majorité de Victor de quitter Martin quoiqu’il advienne, or, voilà, elle ne pouvait plus reculer, le moment était venu, elle annoncerait à Martin que le déjeuner n’était pas prêt, ce serait son entrée en matière, pas aujourd’hui et plus jamais à partir de maintenant, à midi dix il ne pourrait plus s’asseoir et déplier sa serviette de table en attendant que son assiette apparaisse soudainement garnie sous son nez, puis elle lui raconterait ces dix dernières années, sans vacances, sans sorties, sans vie sociale, avec un mari essentiellement préoccupé du sort de SON entreprise – dont elle tenait magnifiquement depuis dix-sept ans la comptabilité, c’est lui qui le lui répétait, un mari préoccupé du recrutement de ses apprentis et de leur formation, indifférent aux envies de sa femme, plus jeune que lui de dix-sept ans – elle lui rappellerait puisqu’il semblait l’avoir oublié – un mari insensible à ses aspirations, et bien elle en avait sa claque, elle lui dirait son envie d’autres bras, d’un autre regard sur elle, d’une autre bouche, d’une autre voix, d’une autre peau, plus jeune, oui, elle oserait lui dire, d’une autre peau plus jeune et même d’un sexe plus vigoureux et elle terminerait par cela : et d’ailleurs je l’ai déjà trouvé. L’heure avait tourné, elle passa sous la douche, se répétant mentalement tout ce qu’elle aurait à affirmer, le plus calmement possible, se convainquait-elle ; elle s’habilla devant le miroir de sa chambre, commentant sa silhouette, se complimentant pour sa peau légèrement bronzée, sans marques quelconques, se maquilla très légèrement comme à son habitude, puis elle changea les draps du lit conjugal, espérant ne pas y dormir près de son mari le soir-même, appela son fils pour prendre des nouvelles de son séjour au centre de formation situé à deux heures de la maison familiale, s’enquit d’une manière enjouée de son prochain passage chez ses parents – alors qu’elle n’était pas certaine finalement de l’accueillir, prête à toute éventualité et à un départ précipité –, et elle se cala dans le canapé du salon, dans l’attente de l’heure à laquelle Martin se pointerait, maussade comme à son habitude. Dans sa tête tournait son discours qu’elle espérait ininterrompu, en tout cas, elle se promettait de ne tolérer aucune interruption. Elle en était là de ses pensées quand à midi dix tapantes, la porte s’ouvrit sur Martin criant depuis l’entrée « Cathy, nous avons un invité ce midi » et se tournant vers l’homme « quand il y en a pour deux, il y en a pour trois, n’est-ce pas ? ».
- Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce jeu reprend le même schéma de communication : un échange entre personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog de l’autre. A paraître tous les premiers vendredis du mois, le thème de celui-ci était « L’heure attendue ».
J’ai ainsi échangé dans une « ronde » – car nous étions trois au départ à lancer cette nouvelle aventure d’écriture – avec Dominique Hasselmann et Amélie Gressier, accueillant Dominique Hasselmann qui invitait Amélie Gressier, laquelle reprenait sur son site mon propre texte. Le dernier échange de la série a eu lieu entre Brigitte Célerier et Dominique Autrou.